Orphans - Première partie

22/02/2014 21:38

La jeune fille croisa le regard de son reflet dans la glace. Un regard noisette, plutôt commun, comme ses boucles brunes et tout en elle. Dégoûtée par ce qu'elle voyait, elle détacha son regard du miroir et sortit de la cabine d'essayage.

-Cette robe te plaît, Elodie ?

-Oui maman, je l'adore ! répondit-elle avec un sourire lumineux.

Depuis toutes ces années, elle avait appris à exprimer une affection qu'elle ne ressentait pas, à montrer une chaleur intérieure totalement imaginaire, à dissimuler son amertume, son dégoût et son indifférence de manière tellement subtile que personne ne pouvait les deviner. Elle avait appris à être invisible, une fille sans rien de spécial, que personne ne remarque. Au début c'était très dur, mais à présent elle avait l'habitude. En revanche elle détestait toujours autant ça.

La jeune fille sortit du magasin avec sa mère et elles se préparèrent à rentrer chez elles en voiture, dans l'obscurité du soir.

La mère parlait, mais la jeune fille ne l'écoutait pas. Une seule pensée l'habitait : "Demain. C'est demain." Il serait faux de dire qu'elle pensait à ça depuis des jours. En réalité, elle attendait depuis des lunes entières, depuis des années. Plus ce moment approchait, plus elle se sentait fébrile. Mais bien entendu, elle ne laissait pas voir ce qu'elle ressentait : cacher ses émotions demeurait plus important que tout.

Ce soir-là, la jeune fille parla et rit avec ses parents, exactement comme d'habitude. Elle joua avec son petit frère et lui sourit, comme tous les autres jours. Elle fit semblant. Comme elle le faisait depuis si longtemps. Mais le lendemain... Ce jour tant attendu, elle aurait le droit d'être elle-même, de libérer ce qu'elle cachait dans son cœur. Elle se coucha et dormit, sans rêve. Il y avait longtemps qu'elle ne rêvait plus, qu'aucun d'entre eux ne rêvait plus.

 

Le lendemain son regard s'ouvrit en même temps que le soleil. "C'est aujourd'hui." Elle ressentait une excitation grandissante. Elle avait tant attendu, tant espéré ce jour. Mais cette attente en valait la peine. Ce jour-là resterait dans sa mémoire, elle le savait, et lui donnerait du courage pour toutes les attentes à venir.

C'était bien aujourd'hui. Elle le sentait déjà, alors que le jour venait à peine de commencer. Elle sentait l'influence de cette lune particulière, sa force qui lui revenait, elle redevenait la personne qu'elle était vraiment. Cette sensation était si délicieuse... Elle examina son corps. Non, il n'avait pas encore changé de manière visible. C'était normal, la métamorphose serait progressive. Elle le savait, même si elle était impatiente, elle avait confiance. Cela ne servirait à rien de vérifier sans cesse : le changement se ferait.

A présent il lui fallait partir. Elle ne voulait à aucun prix être en retard. Pas ce jour-là. Quoi qu'il arrive elle serait à l'heure. Il le fallait, elle ne pouvait même pas imaginer ce qu'elle ressentirait dans le cas contraire. Elle s'habilla simplement et mit une large capuche afin de dissimuler ses cheveux et son visage. Elle ne devait prendre aucun risque.

Elle voyagea toute la journée, se faisant aussi discrète que possible. Ce jour-là, ce n'était pas aussi facile que le reste du temps, mais elle avait acquis suffisamment d'expérience pour y arriver tout de même sans difficulté. En même temps, elle savourait tout ce qui lui revenait progressivement. Sa force, sa vitesse, même si elle ne pouvait pas en faire usage pour le moment sans éveiller des soupçons. Sa mémoire, elle ne l'avait jamais perdue, mais les capacités, c'était une autre histoire. La chose la plus importante qui lui revenait, c'était les mots. Les mots, elle ne supportait pas de ne pas pouvoir les trouver, même après tout ce temps, elle n'avait jamais pu s'habituer. Elle avait envie de les chanter, mais elle se retint sagement. Bientôt. Bientôt mais pas encore, il ne fallait pas tout gâcher.

Le lieu de rendez-vous était loin, mais heureusement, assez proche pour qu'elle puisse y parvenir dans la journée. Elle en était certaine, elle avait vérifié à maintes reprises, encore et encore. Si cela n'avait pas été le cas, elle serait partie plus tôt, bien entendu. Mais elle avait bien calculé le temps du voyage, elle en était certaine.

En fin d'après-midi, elle descendit d'un train et marcha à pieds dans une ville, les yeux baissés et la capuche sur la tête afin d'éviter d'être vue. Ses vêtements recouvraient la plus grande partie possible de sa peau. Elle circulait aussi vite qu'elle pouvait se le permettre sans attirer l'attention. Tous les mots étaient revenus, son corps et son esprit avaient retrouvé entièrement ou presque leurs capacités. Il ne restait plus que la transformation complète de son apparence, pour devenir celle qu'elle était vraiment. Et cela avait déjà commencé, elle le sentait avec une profonde joie.

Elle arriva devant un bâtiment d'apparence anodine et s'y engouffra sans hésitation, s'engagea dans les escaliers en ignorant l'ascenseur. Son impatience et son excitation étaient toujours plus grandes. Elle montait, ces escaliers semblaient ne pas avoir de fin. Pourtant, elle le savait, elle était proche, toujours plus proche. Enfin il n'y eut plus aucune marche, elle était arrivée tout en haut. Elle se dirigea vers la porte la plus éloignée et se prépara à frapper.

Ce qu'elle ressentait était indescriptible et très confus. Elle avait un peu peur. Comment seraient-ils ? Auraient-ils changé ? Non bien sûr, aucun d'entre eux ne changeait plus à présent. Ce temps passé ensemble serait tellement court, comparé au temps passé séparément. Le lendemain elle devrait retourner à une vie sans intérêt et, de plus, elle aurait à se justifier de son escapade. Ce n'était jamais facile lorsque la réunion tombait alors qu'ils étaient enfants ou adolescents. Mais son âge n'avait absolument aucune importance, tout comme celui des autres : l'âge était éphémère.

La porte s'ouvrit. C'était un homme. Il devait avoir actuellement dans les trente ans. Pâle, les yeux égarés, sa silhouette était floue, comme si elle était en transformation constante. Ce qui était le cas. La jeune fille reconnut néanmoins dans les traits de son visage l'ami qui lui était familier. Elle retira doucement sa capuche.

-C'est toi Lutth ! Je suis si heureuse de te voir enfin...

Et c'était bon aussi de parler enfin dans sa langue maternelle. Lutth lui prit la main. Aucun d'entre eux n'était très tactile, ce contact simple suffisait à réchauffer leur coeur.

-Je suis heureux moi aussi, Lunwild. Mais viens, ne fais pas attendre les autres.

Il referma la porte.

-Sont-ils déjà tous arrivés ? s'inquiéta la jeune fille.

-Presque, répondit Lutth en l'entraînant. Nous n'attendons plus que Lalanda et Pinoz.

Ils entrèrent ensemble dans un salon. Sept personnes étaient assises là, quatre filles et trois garçons, d'âges variés. Tous étaient dans le même état de métamorphose. La jeune fille les salua tous chaleureusement, le cœur remplit d'une émotion si douce et si puissante qu'elle aurait voulu que le temps s'arrête à jamais sur cet instant. Avant qu'ils n'aient pu parler plus, des coups retentirent à la porte. Lutth partit ouvrir et revint aussitôt accompagné des deux derniers membres de leur petite communauté. Les onze étaient au complet. Au même moment une lune très particulière les éclaira et la métamorphose complète s'acheva. Dans leur tête, les mots humains disparurent entièrement, remplacés par ceux de leur langue originelle. Leur âge se modifia également pour devenir celui des jeunes, des adolescents, qu'ils étaient.

Dans le cas de Mya, c'était presque encore une enfant. Elle était la plus jeune. Elle avait une taille plutôt petite. Ses cheveux fins étaient presque blancs, et si la peau de chacun avait retrouvé une inhumaine blancheur lunaire, la sienne était encore plus claire que celle de tous les autres. Ses yeux très doux semblaient rechercher l'amour des siens avec désespoir. Son sourire l'avait désertée depuis si longtemps qu'il était difficile de se la rappeler joyeuse comme autrefois. Doucement, elle prit la parole la première, comme chaque fois.

-Nous sommes les survivants.

Zan était un garçon grand et, bien que mince, il ne l'était tout de même pas autant que les autres. Les traits de son visage étaient nets, bien dessinés. Ses cheveux étaient lisses, abondants mais pas très longs. Quand à ses yeux, leur couleur était si sombre qu'ils en paraissaient presque noirs.

-Nous sommes la mémoire.

Elist, une jeune fille très belle, que tout le monde aimait grâce à son altruisme exceptionnel, portait ses cheveux brillants tressés car ils touchaient le sol autrement. Elle ferma ses immenses yeux.

-Nous sommes les derniers.

Fein avait peu d'expression, sa manière sans doute de résister à la douleur. Son âme était celle d'un guerrier, cela se voyait dans tout son corps, même ses réflexes traduisaient son don pour se battre. Pourtant, après ce qui était arrivé, aucun d'entre eux n'aimait plus se battre.

-Nous sommes les victimes.

Serel était elle aussi une combattante. Son corps souple et allongé était fait pour se battre et pour gagner, son regard témoignait d'une volonté sans faille. Cette vie était encore plus difficile à supporter pour elle, parce que son cœur brûlait d'un désir de vengeance qui ne serait jamais assouvi.

-Nous sommes les perdants.

Eltirn, en revanche, n'avait jamais aimé se battre. Il avait des grands yeux ronds d'une jolie couleur vive, des cheveux ondulés et peu disciplinés. Il était plutôt petit, et sa seule passion avait toujours était la nature. Vivre aux côtés des plantes et des animaux était son seul souhait. Tous aimaient la nature, mais aucun autant que lui. Malheureusement, même cela, un unique souhait si simple, il n'avait pas pu le réaliser.

-Nous sommes les démunis.

Til était la plus âgée d'entre eux, presque une adulte, ce qui était assez ironique étant donné que son nom signifiait "enfant démunie et fragile". Cette fille plutôt timide et réservée avait du talent à peu près pour tout, mais rien ne lui plaisait particulièrement, elle n'avait pas de véritable vocation. Elle était de taille plutôt moyenne, avec des yeux et des cheveux vifs et brillants. Elle souriait peu mais pleurait peu aussi, en fait elle exprimait rarement une quelconque émotion.

-Nous sommes maudits.

Il restait encore Lutth, un garçon aux charme espiègle et séducteur. Ses yeux étaient grands mais allongés, et ses cheveux très longs et foncés. Il était mince et de taille moyenne, avec une peau certes pâle mais plus foncée que celle des autres. Il aimait sourire et avait le don de faire sourire et rire n'importe qui. Bien entendu, quand le malheur les avait tous frappés, il avait, comme tous, pleuré et désespéré. C'était encore plus douloureux de voir une telle joie de vivre être détruite.

-Nous sommes seuls.

Ce n'était pas son nom de naissance, mais une autre des filles s'appelait Lalanda. Elle avait été surnommée ainsi dès le début de son enfance où elle montrait déjà un goût et un talent uniques pour la danse (le prénom Lalanda signifiait "la danseuse"). Cette vocation ne l'avait jamais quittée ; même quand elle se battait on avait l'impression de la voir danser. C'est pourquoi ce prénom avait fini par devenir le sien, et à présent, tout le monde avait oublié le prénom de naissance de la jeune fille aux cheveux bouclés et au visage rond.

-Nous sommes des fantômes.

Pinoz était, des cinq garçons, le plus doux et gentil. Il cachait une sensibilité profonde et, malgré sa timidité, aimait beaucoup faire plaisir. Il avait une petite taille et des cheveux qui lui retombaient devant les yeux, ce qui le rendait encore plus mignon.

-Nous sommes les pleureurs.

Et enfin, il y avait Lunwild. La courageuse Lunwild. Ses cheveux étaient doux et ondulaient dans son dos, ses grands yeux avaient une profondeur étonnante. La jeune fille aimait la liberté et son peuple par-dessus tout. Elle était prête à se battre pour elle et pour les siens. Digne et loyale. Mais de liberté, elle en avait été privée. Elle l'acceptait avec courage. Mais c'était tellement difficile. Elle avait dû renoncer à son honneur, à sa dignité, à tout ce qu'elle était. Ils avaient tous dû y renoncer. Ils avaient dû devenir ce qu'ils aimaient le moins, mêlés à ceux qui leur avaient tout pris, vivre dans la solitude et dans la souffrance, entourés d'ignorance.

-Nous sommes... orphelins.

A ces mots Mya eut un tremblement violent et des larmes délicates coulèrent sur son visage blanc. De tous, elle avait le plus souffert. Elle avait perdu le plus de choses. Mya la douce, Mya la pacifique, Mya qui devait avoir un destin extraordinaire. Pinoz, protecteur, s'approcha et essuya doucement ses larmes.

-Nous nous souvenons tous de Mya quand elle était enfant, déclara Serel avec amertume. N'est-ce pas ? Nous nous rappelons tous de cette enfant joyeuse qui était la promesse de l'avenir de notre peuple. Regardez ce qu'ils lui ont fait. Ce qu'ils nous ont fait à tous... Je sais que je me répète, mais je vous le demande, mes frères et mes sœurs, pourquoi devrions-nous vivre parmi eux ?

-Serel.

Lutth avait parlé. Il était sans doute le mieux placé pour calmer Serel. Il continua.

-Serel je t'en prie, nous en avons déjà parlé. Le temps passé ensemble est trop précieux et trop court pour se disputer.

-Oui tu as raison, pardonne-moi. Pardonnez-moi.

Il n'était même pas nécessaire de faire une telle demande. Comment auraient-ils pu s'en vouloir entre eux ? Alors qu'il ne leur restait plus rien d'autre qu'eux-mêmes. De toute manière ils avaient suffisamment d'autres personnes à haïr et à qui en vouloir. Toute l'humanité.

Eltirn attira l'attention sur lui.

-J'aimerais chanter, s'il-vous-plaît.

Tous se turent pour l'écouter. Eltirn chantait bien et les chansons de leur peuple était toujours pleines d'émotion.

Eltirn posa une main sur son cœur, l'autre bras tendu sur le côté. Dans leur langue, plusieurs gestes avaient une signification. Celui-ci était un geste très doux, un geste d'abandon mais pas un abandon amer, plutôt une confiance totale. Eltirn ferma les yeux, comme il était d'usage pour accompagner ce geste, et commença à chanter.

Entre la mort et moi il n'y a plus que ta douleur

Tu le sais, tes larmes ne peuvent rien

Tu tiens ma main pour que je reste avec toi

Tes yeux sont perdus

Il n'y a qu'une seule chose que tu ne sais pas

Accepte la mort pour aimer la vie

Maintenant tu n'as plus qu'à me laisser partir...

-ARRETE !

Mya avait crié. Eltirn se rendit soudain compte de ce qu'il avait fait et, rougissant, s'excusa.

-Ne sais-tu donc pas ce que Mya a vécu ? Es-tu si ignorant ou bien as-tu perdu la mémoire de notre peuple ? demanda Lunwild, pleine d'amertume plus que de colère.

-Je... j'en ai entendu parler... bredouilla Eltirn, confus. Vous le savez, je m'intéressais peu à ce genre de choses. Pardonne-moi, Mya, mais n'ai jamais vraiment accordé d'importance à ta vie plus qu'aux autres. Cette histoire... Nous avons tous souffert. J'avoue que je la connais mal.

Mya ne répondait pas. D'ailleurs, elle ne semblait pas vraiment écouter. Fein prit la parole à sa place.

-Nous avons tous souffert, mais Mya a souffert le plus. Mya a perdu sa sœur, sa grande sœur qui était tout ce qu'elle avait. Elle a été tuée pendant la guerre. Meln était courageuse, elle s'est battue comme nous tous pour la liberté de notre peuple. Et comme beaucoup, comme tous ou presque, elle l'a payé de sa vie. Mya était là quand Meln a reçu un coup mortel d'un soldat ennemi. Elle n'est pas morte sur le coup, non, cela aurait été moins douloureux encore.

Mya leva la tête et parla malgré ses sanglots :

-Menna (ce surnom signifiait grande sœur)... était allongée sur le sol. Je pleurais mais... elle souriait. Nous étions seules, les soldats ennemis étaient partis. Cet instant n'a appartenu qu'à nous. Alors même qu'elle était sur le point de mourir, Menna tentait encore de me protéger. Je la suppliais de rester avec moi, je refusais de l'écouter, mais elle était paisible et sereine. Alors elle a fait ce geste, celui de l'abandon confiant, elle a fermé les yeux comme si elle allait s'endormir, et elle a chanté pour moi. Elle a chanté... cette chanson. Pour moi.

-Ne sais-tu pas le nom de la chanson ? continua Til. On la nomme "chant de Meln pour Mya". N'as-tu donc pas réfléchi à la signification de ce titre ? Meln est morte après avoir chanté ceci. Elle est allée jusqu'à la dernière note et son cœur s'est arrêté. Mya était une enfant. Tu dois bien être le seul rêveur qui ne connait pas cela.

Elle prit la main de Mya. Serel intervint :

-Ne pleure pas Mya. Tu dois être forte et digne, pas montrer ta faiblesse et ton égarement. Sinon tu seras détruite.

-Nous sommes déjà détruits, déclara Zan, la voix remplie d'amertume. Regarde-nous. Qu'avons-nous encore à perdre, dis-moi ?

La voix de Serel s'emplit soudain de férocité.

-A perdre certes, nous n'avons plus rien. Alors nous devons le regagner ! Pourquoi ne pas nous battre ?

Personne n'osa répondre, jusqu'à ce que Lutth lève son regard facétieux.

-Peut-être... parce que nous ne sommes que onze ? Face à la totalité de l'humanité, je doute que nous fassions le poids.

-La dernière fois nous étions plus nombreux, continua Pinoz, plus sérieux. Plus nombreux mais pas assez. Tu as vu comment tout cela a fini. Cette fois, crois-tu que ce sera différent ? Nous serons tous tués, et notre peuple s'éteindra pour toujours. En tant que survivants, en temps qu'ultimes représentants de notre peuple, nous avons une responsabilité.

Mais Elist, caressant nerveusement ses cheveux argentés, fit remarquer quelque chose d'important :

-Mais pourquoi devrions-nous avoir une responsabilité ? Avions-nous une responsabilité dans cette guerre ?

-Nous-mêmes certes non, répondit Fein, la responsabilité repose sur notre peuple, et à présent notre peuple n'est plus que nous-mêmes.

-Non ! cria Lunwild, à la grande surprise de tous car elle était plutôt une fille calme. Notre peuple n'est aucunement responsable de ce qui est arrivé. Ce sont... eux.

Elle respira profondément afin de reprendre ses moyens et continua.

-Nous avons toujours vécu dans la forêt, nos ancêtres y sont toujours nés. Elle ne nous appartenait pas, tout comme nous ne lui appartenions pas. C'était notre maison, notre patrie, tout simplement. Mais eux, ceux du royaume supérieur, comme ils disent, si cupides et aveugles, ils ne voient qu'eux-mêmes. Ils ont déclaré que la forêt leur était leur, que nous devions les laisser s'en emparer. Je ne comprends pas ce peuple... Nous avons tenté de leur expliquer, calmement, diplomatiquement, pourquoi ce qu'ils réclamaient était stupide et impossible. Mais ce roi n'a rien voulu entendre, faisant valoir des droits qui n'existaient que pour lui. Devant notre refus, il a juré de détruire notre peuple. Il a juré qu'il tuerait jusqu'au dernier d'entre nous. Et c'est ainsi... c'est ainsi que la guerre qui nous exterminerait a commencé.

-Oui, je me rappelle de ce jour-là, dit Pinoz, songeur. J'étais là lorsque notre reine a rencontré ce roi. Il n'a eu aucun respect pour notre peuple. Ni pour la forêt...

Il restèrent les yeux baissés. Onze âmes pensant au malheur qui les unissait. Leur ouïe exceptionnelle leur indiqua une larme éclatant au sol. Elle provenait des yeux d'Eltirn.

-La forêt... qu'ont-ils pu lui faire ? Nous avons failli à notre mission de la protéger. Ils la considéraient comme un objet, un moyen de gagner encore plus d'argent. Ma chère forêt, c'est si douloureux de vivre loin d'elle. Si je l'avais laissée sûr de sa liberté, j'aurais pu le supporter. Mais savoir que... par ma faute, parce que nous n'avons pas su nous battre pour elle... elle est aux mains de ces êtres sans cœur qui la détruiront pour leurs intérêts... et ne pouvoir rien faire... C'est comme la douleur d'une blessure au premier instant, mais au lieu d'être une douleur d'un seul instant, la même souffrance étalée sur une existence entière, jour et nuit. Cela fait... tellement mal. J'aimerais juste que cette souffrance cesse. Même en dormant, je suis hanté.

Les larmes qui coulaient sur ses joues étaient si émouvantes et si sincères qu'elles touchèrent les dix autres personnes présentes au plus profond de leur cœur. C'était les pleurs d'une détresse si intense, si profonde et désespérée, qu'elle ne pouvait être exprimée totalement par des mots. La détresse qu'il ressentaient tous, de différentes manières, tous à cause de cette guerre dont aucun d'entre eux n'avait voulu, mais dont tous avaient payé le prix, et le payaient encore, à chaque instant de leur existence. Et ils n'avaient aucun moyen d'échapper à ces vies.

-L'espoir est important, déclara Lalanda, songeuse, mais je ne te conseille pas d'avoir le moindre espoir pour la survie de la forêt. Avant même que la guerre n'aie été commencée, dans la période qui l'a précédée, cette période de tension et d'incertitude, les humains avaient déjà commencé à mutiler notre chère forêt, dans les zones de frontières, à graver des lettres sur les arbres et d'autres actes semblables. L'espoir peut être destructeur et dans ce cas-là, il est absolument inutile et n'a aucune raison d'être. J'en suis désolée.

Eltirn hocha la tête. Comment ne pas être d'accord avec la justesse des propos de la danseuse ?

Fein intervint subitement :

-Mais à cette époque, nous ne savions pas encore, nous ne doutions pas... Enfin, la guerre était imminente, cela n'importe qui pouvait le deviner. Mais nous ne pouvions pas croire que nous perdrions contre les humains... Nous nous pensions tellement plus forts qu'eux...

-A juste titre ! poursuivit Zan. Notre vitesse, notre force et notre adresse sont bien supérieures à la leur. D'ailleurs, au début de la guerre, nous gagnions. Nous avons causé beaucoup de pertes dans les rangs ennemis. Mais ce qui a fait basculer le conflit en notre défaveur, ce fut leur nombre... Non seulement les hommes du royaume supérieur étaient légèrement plus nombreux que nous, mais de plus ils ont appelé à eux des alliés d'autres pays, afin de vaincre notre habileté naturelle à combattre. Leur nombre nous a dépassé. Nous avons subi de graves pertes. Le roi se montrait décidé à réaliser sa promesse d'exterminer tous les elfes jusqu'au dernier. Une fois victorieux, il a été dénué de pitié.

Personne n'osa parler de la suite. Personne, sauf Lunwild, la plus courageuse, celle qui avait toujours relevé la tête et dissimulé son doute afin de donner de l'espoir aux autres.

-Il a réalisé son souhait. Du moins, il l'a cru... Et il le croira toujours, car il ne sut jamais la vérité.

-En effet, reprit Elist d'une voix mystérieuse et voilée, il ne sut pas que onze des elfes survécurent. Ils durent fuir et se cacher. Et s'il ne put jamais le savoir, c'est parce qu'afin de préserver l'existence, la culture, le souvenir de notre peuple, une magie étrange s'opéra. Les onze ultimes survivants virent leur corps se transformer pour être celui d'un humain. Celui de leur ennemi, de leur fléau, afin de se fondre en lui et de vivre en sécurité. Les onze étaient des jeunes, des adolescents dont le corps ne pouvait pas donner la vie. Leur existence devint donc... éternelle.

La voix d'Elist s'était éteinte doucement, ce fut donc Mya qui prit le relais.

-Leurs onze âmes s'incarnèrent chacune dans le corps d'un enfant humain. Un enfant humain qui naquit, grandit, vécut. C'était tous des humains, et en même temps c'étaient des elfes. Afin que notre peuple vive pour toujours, lorsque les corps humains qui abritaient les âmes elfiques mourraient, les onze s'incarnaient dans un nouvel enfant humain à naître.

-En gros, c'est nous maintenant, s'exclama Lutth avec un clin d'œil. On meurt, on revit, et on se rappelle de tout ça. Heureusement que de temps en temps, on reprend notre ancien corps et on se retrouve ici. Dommage qu'on puisse pas contrôler cette transformation, mais bon... C'est bon de se retrouver. On ne peut avoir aucun contact le reste du temps.

Et en effet, ils profitèrent de cette réunion unique et parlèrent, évoquant le passé. L'avenir était plus ou moins exclu de leurs conversations : pourquoi évoquer ce qui serait pour l'éternité indifférent, une routine douloureuse, répétée pour toujours ? Cela n'avait rien d'intéressant. Ils parlèrent ainsi jusqu'au bout du temps si précieux qui leur était imparti.

Malheureusement, le moment de la séparation vint, avec l'aube. Quand les premiers rayons de soleil les touchèrent, redonnant à leur corps l'aspect qu'il avait avant qu'ils ne viennent, Lunwild ne put retenir ses sanglots. Pourquoi était-ce si dur ? Pourquoi devaient-ils vivre ainsi ? Pourquoi n'avaient-ils aucun choix ? Depuis la défaite de leur peuple, elle avait vu son propre corps l'abandonner. Elle avait dû appeler papa, maman, mon amour, mon ange, des gens qui n'étaient rien pour elle. Enfanter et éduquer des enfants qu'elle méprisait et haïssait. Elle avait appris à être appelée par des prénoms aussi ridicules que Marie-Rose, Cléa, Gertrude, Naomi, Elodie, Lison. Elle avait enfoui au plus profond la douleur d'avoir perdu tout ce qui comptait. Pourquoi ? C'était tellement injuste... Cela ne pouvait pas être leur destin...

 

A SUIVRE

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