Liées par le Destin, partie 1 : Elvolia

30/09/2013 21:10

On était jeudi matin. Maëlle commençait les cours à neuf heures, elle était la dernière à quitter la maison. Elle prit son sac, ferma la porte à clé, et commença à marcher vers l'arrêt de bus. Sans enthousiasme. Pourquoi aurait-elle été enthousiaste ? Une nouvelle journée de collège, une nouvelle journée de cours. La jeune fille n'avait pourtant rien contre les cours ni contre les professeurs, au contraire ; mais contre les autres élèves, si. Ou plutôt, c'était eux qui avaient sans doute quelque chose contre elle, même si elle ne savait pas quoi. Depuis qu'elle était entrée en sixième, plus de deux ans auparavant, Maëlle avait appris à ne plus réagir aux moqueries. Mais au fond d'elle, la jeune fille était tellement blessée qu'elle ne savait plus sourire. Ses parents ne l'aidaient pas, avec leurs conseils de parents : "N'y fais pas attention, ils sont jaloux..." Il était vrai qu'elle avait de bonnes raison de susciter la jalousie : alors qu'elle avait déjà un an d'avance, sa moyenne générale ne descendait jamais en dessous de seize. Cependant, le savoir n'aidait en rien à supporter les moqueries.

Maëlle allait tourner au coin de la rue, lorsqu'elle perdit l'équilibre et se sentit attirée en arrière par un bras tout puissant.

Au même instant, alors qu'elle consultait son portable sur le parvis du collège, portant son sac seulement sur son épaule droite, une certaine Mélodie ressentit une identique sensation.

Elle s'ennuyait en cours de français, écrivant sa leçon d'une main peu convaincue, son bras soutenant négligemment sa tête, battant des pieds sous la table, lorsque la jeune Lia éprouva elle aussi la même chose.

Elles ne pouvaient rien. Elles sentaient qu'elles ne respiraient plus, qu'elles ne voyaient plus rien. Autour d'elles il n'y avait plus rien ; en tout cas, plus la rue, plus le monde qu'elles connaissaient. Autour d'elles tout était jaune et rouge. Et elles savaient. Qu'est-ce qu'elles savaient ? Tout. Aveugles, elles voyaient, tous les mondes accessibles, des milliards de portails menant à des endroits si différents des mondes connus que nul ne peut les décrire. Et en une seconde, elles furent rejetées, désorientées, dans un lieu totalement inconnu.

Maëlle était allongée sur un sol terreux. Au-dessus d'elle, son regard était arrêté par le feuillage luxuriant d'un arbre, qui laissait tout de même passer la lumière. Elle se releva, lentement afin de reprendre son équilibre. Elle se trouvait en plein milieu d'une forêt constituée d'une végétation qu'elle n'avait jamais vue, dont elle n'avait jamais entendu parler. Il n'y avait aucun sentier, ou du moins, pas à portée de sa vue.

Soudain, Maëlle entendit un bruit de pas à proximité. Autour d'elle, il n'y avait personne : le son venait de plus loin, derrière les arbres. Elle s'approcha, lentement, et observa à travers les branches.

Il y avait une clairière. A droite, se trouvaient deux jeunes filles à l'air perdu et apeuré. L'une d'elles était légèrement plus grande que Maëlle, avec des longs cheveux bruns et lisses, des jolis yeux décorés de mascara, qui ne cessaient de bouger, et un visage beau et mystérieux. L'autre était à peine plus petite. Ses cheveux étaient rassemblés en queue de cheval et elle portait une frange sur le côté. Elle avait un visage ovale, une expression amicale et une silhouette mince et déliée. Maëlle les reconnaissait , même si elle n'arrivait pas à se rappeler où elle les avait vu.

A gauche, en face d'elles, se trouvaient deux... êtres, étranges. Ils avaient tous les deux des cheveux très longs d'une couleur d'argent pur, d'où dépassaient leurs oreilles pointues. Leur peau était diaphane. Le plus étrange était leurs yeux : entièrement envahis par un magnifique vert, ils ne comportaient ni blanc ni pupille noire. Ils portaient les mêmes vêtements verts et marrons. Leurs manches étaient courtes, ce qui permit à Maëlle de distinguer une étrange marque sur leur bras gauche, une cicatrice brune traçant des mots dans une écriture mystérieuse, avec beaucoup de boucles. Leur apparence étrange n'empêchait pas une grande beauté. Mais leur position était également frappante: ils tenaient chacun une flèche encochée sur un arc et en menaçaient les deux jeunes filles. Par ailleurs, un carquois contenant d'autres flèches était accroché dans leur dos.

C'étaient des elfes. Maëlle en était sûre. Elle fut prise d'une émotion violente. Elle avait tant rêvé de cet instant. Elle rêvait depuis toujours ou presque de rencontrer les elfes, ceux dont elle lisait passionnément les histoires, dans le Seigneur des Anneaux qu'elle adorait, par exemple. Elle avait passé des heures à imaginer les elfes, leur apparence, leur loyauté, leur habileté à l'arc... Elle ne vivait que pour eux, et brusquement, elle les trouvait devant elle, ceux qu'elle avait attendu toute sa vie.

Au moment même où Maëlle parvenait à ce point de ses réflexions, l'un des elfes, celui qu'elle supposait être un garçon, se tourna vers elle à une vitesse surhumaine, et elle se retrouva menacée de mort par une flèche qui pointait droit vers son cœur. Il lui adressa quelques mots dans une langue aux sonorités délicates. Bien évidemment, la jeune fille n'avait rien compris de ce qu'il avait dit. Mais il avait désigné, en parlant, l'endroit où se tenaient les deux adolescentes, et elle supposa qu'elle devait les rejoindre. Très lentement, afin de ne pas faire de faux pas et recevoir une flèche en plein cœur, c'est donc ce qu'elle fit.

 

Mélodie ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Lorsqu'elle était arrivée dans cette forêt, elle avait aperçu, à quelques mètres, une jeune fille aussi désorientée qu'elle, et à peine s'étaient-elles rejointes que ces étranges créatures étaient apparues. A présent, elles se trouvaient sous leur menace, et une troisième fille venait de les rejoindre.

-On est où ? gémit cette dernière après quelques instants de silence.

-Qu'est-ce que tu veux qu'on en sache ? s'énerva Lia, la première adolescente que Mélodie avait trouvée (elles avaient échangé quelques mots précédemment et s'étaient dit leurs noms).

L'autre ne répondit rien. Elle était timide, ça se voyait. Elle avait une expression triste qui ne paraissait pas être uniquement due à la situation. Elle n'était pas vraiment jolie : c'était le genre de filles dont tout le monde se moque. Elle paraissait plus jeune que Lia et Mélodie.

Les elfes avaient également conversé durant l'intervalle. A présent leurs arcs étaient baissés. Ils firent signe aux trois adolescentes de les suivre. Mélodie était réticente, alors que celle dont le nom lui était encore inconnu avait totalement confiance. Lia trancha :

-On a pas vraiment le choix, de toute façon.

Elle les suivirent donc. Le trajet à travers la forêt fut bref. Si les deux elfes paraissaient trouver parfaitement leur chemin, les trois jeunes filles, en revanche, n'avaient absolument aucun point de repère. Au terme de ce court cheminement, ils arrivèrent dans un village. Les constructions étaient toutes faites d'un mélange de matériaux naturels, qui rappelait les vêtements des elfes. D'ailleurs, tous ceux qui étaient présents portaient les mêmes. Le village était au milieu des arbres, même si il y avait quelques éclaircies.

Faisant sursauter les trois adolescentes, une autre elfe, plus petite de taille, sauta d'un arbre juste à côté et se mit à parler aux deux premiers avec vivacité.

-Lenda, Enyo, entirleil ! Derkenmud kiya.

Soudain, elle s'arrêta net, lorsqu'elle se rendit compte de la présence de Mélodie et des autres. Elle les dévisagea lentement, l'une après l'autre. Lia, puis Mélodie, soutinrent son regard vert. La troisième fille, la plus jeune, baissa les yeux. Enfin, l'elfe regarda à nouveau leurs accompagnateurs.

-Sili ? interrogea-t-elle seulement.

L'un des deux elfes se remit à parler, trop vite cependant pour que Mélodie saisisse les sons qu'il prononçait. Une fois qu'il se fut tu, la petite elfe plongea à nouveau son regard dans celui de la plus jeune fille qui, cette fois, ne se déroba pas. Elles restèrent ainsi de longues secondes, les yeux dans les yeux, à se dire quelque chose qu'on ne pouvait pas entendre. L'elfe souriait, au contraire de l'humaine. Enfin, elle s'arracha à cette conversation silencieuse en déclarant :

-Elihe Enim.

Cette phrase aux intonations déclaratives sonnait pourtant comme une question. Les grands yeux interrogateurs de l'être attendaient une réponse. C'est aussi ce que comprit la plus jeune adolescente. De sa voix mal assurée et tremblotante, elle murmura :

-Elihe Maëlle.

Elle avait répété le mot exactement comme l'avait dit l'elfe, avec le son de h aspiré comme en anglais et l'accent particulier de cette langue. Cette fille avait un don pour les langues, cela se voyait.

Enim sourit encore un peu plus et prit Maëlle par la main. Lorsqu'elle l'entraîna à sa suite, Mélodie et Lia n'eurent pas d'autre choix que de les suivre. L'elfe ne les menait pas loin, seulement dans une maison toute proche, où elle les laissa, repartant en criant encore un nom, après leur avoir fait signe de ne pas bouger.

-Cette fille est une vraie pile électrique, commenta Lia.

-Ce n'est pas une fille, corrigea Maëlle, pensive. C'est une elfe.

La maison était très agréable, à la fois fraîche et tout juste suffisamment lumineuse. L'intérieur était en bois lisse et doux, les meubles recouverts de feuillage et de peaux.

Mélodie leva la tête vers Maëlle.

-Oh, ça va, on n'a pas besoin des leçons de mademoiselle-je-parle-une-langue-en-moins-de-dix-minutes !

Maëlle blessée, se recroquevilla sur elle-même. Lia n'intervint pas. Maëlle ne participa pas du tout à la discussion qui suivit, sauf pour répondre aux questions que les deux autres lui posaient, trop timide et apeurée à l'idée que Mélodie la rejette encore une fois. Elle écouta en revanche très attentivement ; en fait, c'était exactement ce qu'elle avait l'habitude de faire en temps normal.

Lia et Mélodie, pendant tout le temps qu'elles passèrent dans cette maison, débattirent d'une question : pourquoi ? Elles étaient à présent dans un monde parallèle au leur, c'était sûr. Mais c'était une certitude qui soulevait plus de questions que de réponses.

-Mais pourquoi nous ? répétait Lia pour la centième fois. Ca peut pas être le hasard, quand même. On doit bien avoir quelque chose en commun. Je sais pas, moi... Notre âge ?

-J'ai quatorze ans, précisa Mélodie.

-Mince, j'en ai quinze, reprit Lia avec un air de déception.

-Sérieusement ? s'étonna son amie. Tu as quinze ans ? On dirait pas.

Effectivement, Lia avait toujours été beaucoup plus petite que la moyenne de son âge. On le lui faisait souvent remarquer. Elle avait à peu près la même taille que Maëlle.

-Tu as quel âge, Maëlle ?

L'interpellée mis quelques secondes à sortir de son mutisme.

-Douze.

-Tu vois bien, ça marche pas.

Et la discussion continua ainsi pendant encore un bon moment. Lia et Mélodie réfléchirent à tous les points communs imaginables : passions, caractéristiques physique, maladies passées, allergies, nom, expérience, goûts, avis, famille, points forts, points faibles... Rien ne les reliait toutes les trois, à part peut-être le fait qu'elles habitaient à proximité les unes des autres, mais des millions de personnes étaient dans ce cas, après tout.

En revanche, elles avaient par deux énormément de points communs. Lia et Mélodie avaient toutes les deux une petite sœur, par exemple. Et étonnamment, Mélodie et Maëlle fréquentaient le même collège, bien qu'elles ne se fussent jamais parlé.

La température se réchauffait peu à peu. Maëlle était enfoncée dans un fauteuil, recroquevillée sur elle-même. Lia se tenait de coté sur une chaise, un bras sur le dossier, et Mélodie s'était assise tout au bord d'un lit.

Au moment où la conversation commençait à dévier sur les dernières vacances, la porte s'ouvrit sur une elfe, celle qu'elles avaient rencontrée dans la forêt. Certes, il était difficile de différencier les garçons des filles, mais celle-ci semblait plutôt être une fille.

-Elihe Lenda, se présenta-t-elle. Sili ?

Mélodie et Lia se présentèrent, avec toutefois un accent moins bien imité que celui qu'avait pris Maëlle précédemment. Ensuite Lenda les invita par un geste à la suivre, ce qu'elles firent sans hésiter cette fois-ci. Elles étaient très curieuses de découvrir le monde où vivaient les elfes.

Elles n'eurent que quelques pas à faire pour se retrouver au sein d'une grande clairière au milieu de laquelle était dressée une longue table en bois encadrée de bancs. Sur ces bancs, tournés vers elles, étaient assis des dizaines d'elfes. Tous avaient les mêmes caractéristiques elfiques ; mais pourtant tous étaient différents : leurs cheveux allaient du blanc le plus immaculé à l'argenté le plus sombre. Il y avait des enfants très jeunes qui discutaient sans timidité avec leurs aînés. Certains avait un visage posé, sage, sérieux, tandis que dans les yeux d'autres brillait une étincelle de malice. Ils partageaient cependant une beauté surnaturelle, une présence intimidante et une silhouette élancée.

Lenda s'approcha de la table et s'assit entre deux de ses congénères. Les trois jeunes filles restèrent plantées toutes seules au milieu de tous les regards sans trop savoir quoi faire. Lia rompit cette gêne au bout d'environ deux secondes avec une audace stupéfiante.

-Bon, moi j'y vais.

Et, décidée, elle partit s'asseoir au bout du banc. Maëlle n'avait pas vraiment envie de rester seule avec Mélodie. Elle suivit donc presque aussitôt, mais se plaça à côté d'Enim, qui avait paru l'apprécier lors de leur première rencontre.

La jeune elfe l'accueillit avec un sourire complice. Entre-temps, elle avait rassemblés ses cheveux en une longue natte qui lui tombait dans le dos. Ses yeux étaient d'un vert vif qui rendait évidente son inhumanité. Elle faisait partie de ceux qui possédaient une lueur de malice dans le regard.

Maëlle détacha son regard d'Enim et s'intéressa à ce qui se trouvait sur la table : des aliments qu'elle voyait pour la première fois. Tout autour, les elfes avaient commencé de manger. Prudemment, très prudemment, Maëlle décida de les imiter et goûta à ce qui lui paraissait le moins suspect. C'était délicieux, et, rassurée, la jeune fille entreprit de se rassasier.

Après quelques minutes, Maëlle se rendit compte qu'elle mourrait de soif. Elle regarda autour d'elle, mais n'aperçut aucun récipient susceptible de contenir de l'eau. Elle déglutit. Personne à part elle ne semblait s'en soucier, et elle n'osait pas poser de question à l'un des elfes, surtout qu'elle aurait eu beaucoup de mal à se faire comprendre.

Essayant d'oublier sa gorge sèche, l'adolescente prit un fruit rond et rouge de la taille d'une pomme dans l'espoir de se désaltérer. Elle mordit dedans à pleine dents. Et aussitôt, de l'eau jaillit en l'éclaboussant tandis que la peau du fruit se dégonflait !

Tous les elfes à proximité éclatèrent de rire, y compris Enim.

-Elez dudsweni ! Dudsweni ! expliqua-t-elle.

Elle montra l'exemple en prenant un second fruit à eau, le mordant délicatement puis aspirant toute l'eau qu'il contenait. Cette mésaventure avait au moins eu le mérite de résoudre le problème de l'absence d'eau.

-Dudsweni, répéta Maëlle tout bas pour elle même.

 

Dans les jours qui suivirent, les trois jeunes filles se virent attribuer une maison à trois lits parmi le village des elfes. Lia et Mélodie passèrent le plus clair de leur temps à réfléchir ensemble au moyen par lequel elles avaient changé de monde, à la raison pour laquelle elles l'avaient fait, et aussi au moyen de rentrer chez elles. Quant à la plus jeune, elle s'éloigna énormément des deux autres. Mélodie était inutilement méchante envers elle. Et Lia avait beau être très gentille, mais elle voulait s'entendre avec tout le monde, donc elle restait souvent neutre. Maëlle passait le plus clair de son temps en compagnie des elfes. Ils étaient encore plus incroyables et fantastiques que tout ce qu'elle avait imaginé, plus étonnants aussi. Elle adorait chaque instant passé avec eux.

Leur village était incroyable. La moitié des maisons se trouvaient au sol, mais toutes les autres étaient construites en hauteur dans les arbres. Les elfes savaient y grimper aves une agilité et une rapidité impressionnantes. Toutes les maisons étaient minuscules, car les elfes passaient la plupart de leur temps à l'extérieur et ne s'y rendaient que pour dormir. S'ils souhaitaient avoir un peu d'intimité, il leur suffisait de s'enfoncer dans la forêt.

Le village n'avait apparemment pas de nom. C'était juste le village. La clairière où les repas étaient pris en constituait le centre. Il n'y avait pas de cultures, les elfes cueillant ce dont ils avaient besoin dans la forêt.

 

Maëlle lâcha la corde. La flèche partit, dépassa l'arbre et partit se planter quelque part dans le sol de la forêt. Lenda secoua la tête. Cela faisait environ deux semaines que les adolescentes vivaient parmi les elfes. Depuis le début de la matinée, elle avait entrepris d'enseigner à Maëlle l'art du tir à l'arc. Ce n'était pas aussi simple qu'on aurait pu le croire, et il ne suffisait pas simplement de viser : la position du corps était très importante, il fallait garder la tête droite, tirer suffisamment la corde, lâcher au bon moment et sans bouger, et encore des dizaines d'autres petits détails de ce genre.

Lenda, elle, avait une position parfaite et tirait de manière parfaite, du moins du point de vue de la débutante. Elle avait également une vitesse surhumaine, même si elle n'en usait pas en l'occurrence afin que son élève puisse observer ses mouvements. Quand elle bandait son arc, sa cicatrice en écriture elfique ressortait. Maëlle avait appris que tous les elfes la portait. C'était leur marque, la phrase "Lyldr alil seo Lyldr", c'est-à-dire "elfe fidèle aux elfes". Avec un soupir, Lenda prit son propre arc et tira pour la dixième fois une flèche qui, comme toutes les précédentes, atteint en plein centre la croix gravée sur le tronc de l'arbre. Maëlle était trop impressionnée pour dire quoi que ce soit. L'elfe semblait ne faire qu'une avec son arme, évoluer en osmose avec elle. Ses mouvements étaient si fluides qu'elle semblait les accomplir sans même y penser. Evidemment, elle s'y entraînait depuis qu'elle était née ou presque, alors que Maëlle n'en était qu'à sa toute première leçon.

Elle s'apprêtait à essayer une énième fois, lorsque Lenda posa la main sur son bras en l'incitant au silence. Quelqu'un arrivait.

Cette personne ne devait pas être un elfe, car ils pouvaient se déplacer à travers la forêt sans émettre un seul bruit, et celle qui venait n'était pas vraiment silencieuse. Ce pressentiment se confirma lorsque Lia apparut.

-Qu'est-ce que tu fais là ? l'interpella Maëlle. Tu n'est plus enfermée dans la cabane à parler avec Mélodie ?

Elle cachait mal son amertume, et Lia paraissait gênée.

-Je voulais te voir. Et tu te trompes sur moi. Je n'ai rien contre toi, ni contre elle, d'accord ? Moi j'essaye juste d'arranger les choses.

-Si tu le dis, marmonna Maëlle sans conviction. Elle évitait Mélodie autant qu'elle le pouvait, et comme les deux filles restaient ensemble la plupart du temps... Elle supposait que Lia était gentille mais ne la comprenait pas.

Cependant Lia disait la vérité. Elle était fatiguée de faire le lien entre Mélodie et Maëlle et, étant l'aînée, les trouvait trop infantiles : Mélodie parce qu'elle était blessante et se comportait comme si rien n'avait changé ; et Maëlle parce qu'elle y attachait trop d'importance. En somme, elle avait l'impression d'être la seule qui parvenait à maîtriser et dépasser ses émotions primaires ; la plus âgée, la plus mature.

 

Lia entra dans la petite maison et referma la porte derrière elle. Elle vit que Mélodie allait faire une remarque et la coupa :

-Elle m'en dit qu'elle t'en veut à cause de quelque chose que tu lui aurais dit hier.

-Oh, ça ? Mais tu comprends, quand même, elle pourrait faire quelque chose quand même, mais elle ne fait vraiment aucun effort !

Lia ferma les yeux, exaspérée. Elle savait que Mélodie pouvait être une fille super, mais elle ne se rendait simplement pas compte de la fragilité de Maëlle.

-Je sais. Mais, juste, laisse la tranquille, d'accord ?

-Mais..

-S'il-te-plaît, Mel.

Elle avait spontanément adopté ce surnom pour son amie, alors que Maëlle utilisait toujours le plus formel "Mélodie" dans les rares occasions où elle s'adressait à elle. Mélodie soupira.

-D'accord, si tu veux !

-Merci.

 

Le dernier repas de la journée avait lieu à la table commune alors que les étoiles luisaient déjà, et réunissait toute la communauté. Toujours, à ce moment-là, Maëlle était nostalgique et pensive. Elle ne parlait pas, elle mangeait peu et lentement, les yeux dans le vide. Elle ne répondait pas clairement si on lui posait une question, et avait un air triste et mélancolique .Ce soir-là, elle l'était encore plus qu'à l'habitude. Elle n'avait rien mangé depuis le début du repas. Lia, qui était assise à sa droite, s'en inquiétait.

-Tu veux pas au moins un dudsweni ?

Maëlle haussa les épaules et prit le fruit à eau. Ses paupières papillonnaient comme si elle essayait de s'empêcher de pleurer. Un jeune elfe au cheveux libres et particulièrement longs assis en face se pencha vers elle et demanda gentiment :

-Mane tirilete ?

Maëlle releva la tête et lui adressa un timide sourire.

-Gumenitihe tirilete, répondit-t-elle.

Lia ne put s'empêcher d'éprouver de l'admiration pour Maëlle. En à peine deux semaines, elle avait appris pas mal de mots d'elfiques et parlait à quelques elfes malgré sa timidité. Alors qu'elle et Mélodie ne connaissaient que deux ou trois mots et parlaient presque uniquement entre elles.

-Qu'est-ce que tu viens de dire ? chuchota Lia.

-J'ai dit : "Je ne comprends pas tirilete." Mane, ça veut dire "pourquoi", mais je ne comprends pas tirilete. C'est sûrement "tu" quelque chose.

L'elfe attira de nouveau leur attention.

-Tirilete, elete lilow.

Il mima quelqu'un en train de pleurer. Lia comprit la première.

-Pleurer ! Il a dit "Pourquoi...tu...pleures."

Etonnée, elle dévisagea Maëlle sans rien dire. Cette dernière rougit et baissa les yeux. Sans le regarder, elle répondit à l'elfe.

-Gutirilihe.

Et au même moment les larmes jaillirent de ses yeux et coulèrent sans qu'elle puisse les contrôler. Elle mit ses mains devant ses yeux, se leva précipitamment et quitta la clairière sans se retourner.

 

Ce soir-là, au moment où elle allait s'endormir dans la petite chambre qui contenait les trois lits des adolescentes, Mélodie aperçut une feuille du papier jaunâtre que fabriquaient les elfes, recouverte d'encre verte à base de chlorophylle, éclairée par un rayon de lune. Cette feuille était posée sur un siège entre son lit et celui de Maëlle. Les deux autres filles dormaient. Lentement, silencieusement, Mélodie se leva et ramassa la feuille. Il faisait trop sombre pour lire, mais la jeune fille identifia l'alphabet latin : ce n'étaient pas des caractères elfiques, c'était forcément Lia ou Maëlle qui avait écrit. C'était certainement Maëlle, la connaissant. Mélodie s'empara du papier et retourna se coucher.

Le lendemain matin, Maëlle semblait de très mauvaise humeur, et Mélodie eut ainsi la confirmation que le papier lui appartenait. Pendant toute la matinée, elle s'attendit à ce qu'elle fasse allusion à sa feuille, qu'elle demande si quelqu'un l'avait vue, l'avait prise. Elle ne demanda rien.

Au début de l'après midi, Mélodie parvint enfin à se retrouver seule. Curieuse, elle déplia le papier et remarqua aussitôt que c'était un poème, qui n'avait pas de titre :

 

Les deux minutes de trop passées au lit le matin

Le frisson d'angoisse avant de partir au collège

Le temps passé toute seule à regarder les autres

Les livres lus pour s'évader

La musique écoutée pour rêver

La joie à l'idée de danser

On me les a enlevés

On me les a volés

Je suis à l'intérieur de l'évasion, dans le rêve, je ne peux plus reculer

Je n'ai pas eu le droit de choisir, mais je dois quand même assumer

Où est l'erreur ?

Je n'ai plus le droit de me blottir le soir dans mon baldaquin

Je n'ai plus le droit de jouer avec mon lapin

Je n'ai plus le droit d'apprendre mes leçons le soir pour le lendemain

Je n'ai plus le droit de rire toute seule en lisant mes livres préférés

Cherchez l'erreur ?

Il n'y a que le plus important qu'on m'a laissé.

Maëlle P.

 

Le mot "volé" avait été écrit en italique, manuellement, soigneusement, en belles lettres penchées, ce qui lui donnait une énergie, une force particulière, et qui frappa Mélodie. Pour le reste, elle-même n'était pas vraiment littéraire et n'avait pas particulièrement l'habitude de lire des poèmes en dehors de ceux imposés par les professeurs.

 

Maëlle entra dans la chambre, énervée. Elle regarda autour d'elle, sans voir la jeune fille dissimulée dans un coin, et referma la porte derrière elle. Puis elle se mit à fouiller toute la pièce. Après quelques secondes, Mélodie sortit de l'ombre où elle se trouvait, faisant sursauter Maëlle. Puis cette dernière recula instinctivement. Durant les jours précédents, elle avait réussi à s'arranger pour ne jamais se retrouver seule avec Mélodie.

-C'est ça que tu cherches, non ? dit-elle en exhibant le poème. Tu devrais mieux le cacher, la prochaine fois. Tiens, je te le rends. Ca m'intéresse pas, moi, de garder ta poésie bizarre. Il n'y a jamais le même nombre de syllabes, et ça rime même pas.

Maëlle lui arracha violemment la feuille des mains. Cette fois-ci, elle ne tentait même pas de dissimuler ses larmes.

-Je te déteste, murmura-t-elle.

Elle sortit en courant.

Maëlle courut sans s'arrêter jusqu'à l'endroit où elle avait "atterri", le jour où tout avait commencé. Elle s'allongea sur le dos là où elle avait ouvert les yeux ce jour-là, là où elle avait vu pour la première fois ce monde si différent. Elle ferma les yeux et souhaita de toutes ses forces revenir chez elle, dans cette vie qu'elle haïssait pourtant tellement, mais où personne, jamais, ne se serait permis de lire ce qu'elle écrivait. La traduction des choses indéfinissable qu'elle avait au plus profond d'elle-même. Ce qu'elle écrivait était si intime que la lecture de Mélodie s'apparentait à un viol, une brûlante déchirure de ses sentiments déjà peu équilibrés. Sa douleur était si forte qu'elle la ressentait physiquement.

Il paraît qu'on ne se rend compte de la valeur de ce qu'on a que quand on le perd. Maëlle, qui en était convaincue depuis longtemps, l'avait récemment expérimenté. Elle avait toujours pensé qu'elle donnerait n'importe quoi pour changer de vie. A présent, des choses insignifiantes, des choses auxquelles on ne fait jamais attention, lui manquaient douloureusement. C'était cela qu'elle avait voulu exprimer à travers ce texte qui lui était venu naturellement. L'impureté des caractères leur donne toute leur valeur, car si chacun était parfait, tous seraient identiques. Et elle s'apercevait qu'elle aimait profondément beaucoup de personnes qu'elle avait cru mépriser.

La petite fille était secouée de sanglots déchirants. Elle semblait si fragile, ténue insignifiante, vulnérable.

 

Lia venait de voir Maëlle passer devant elle en courant et en pleurant. Etonnée, elle rejoint Mélodie devant leur maisonnette. Cette dernière était appuyée au mur, les bras croisés.

-Qu'est-ce que tu as encore fait ? s'énerva Lia.

Cette fois-ci Mélodie était mal à l'aise. Elle sentait qu'elle avait dépassé les limites de la sensibilité de Maëlle.

-Rien ! se défendit-t-elle pourtant. J'ai juste lu un poème qu'elle avait écrit.

Lia prit un air ennuyé et surtout très déçu.

-Enfin Mel, tu sais bien que c'est personnel ! Tu l'as blessée. Tu me déçois. Vos histoires de gamines, j'en ai marre moi. Tu pourrais être plus responsable, non ? Elle est fragile Maëlle. Tu es vraiment méchante avec elle.

Mélodie baissa les yeux. Lia la regardait droit dedans et sa déception éveillait en elle un terrible sentiment de culpabilité.

 

Maëlle s'était calmée. Elle était cependant toujours secouée de spasmes de temps à autres. Même en y ayant pensé très fort, elle n'était pas revenue chez elle comme par magie. Ses idées étaient à nouveau claires et elle se rendait compte qu'elle ne le voulait pas vraiment. Lentement, elle se releva, essuya ses yeux. Elle souhaitait simplement retourner chez les elfes.

Malheureusement, comme elle s'en aperçut presque immédiatement, elle ne se souvenait pas du tout de la direction par laquelle elle était venue.

Elle regarda autour d'elle, mal assurée. Lors de son premier trajet à travers la forêt, les plantes et les arbres lui avaient paru tous tellement semblables qu'elle n'avait réussi à trouver aucun point de repère. A présent, elle regrettait de ne pas s'être obligée à être plus attentive, à mieux regarder. A présent, c'était trop tard. Si elle était venue là instinctivement alors qu'elle était en train de pleurer, maintenant elle ne pouvait pas faire demi-tour.

Heureusement, avant que Maëlle n'ait eu le temps de s'inquiéter plus longtemps, des feuilles remuèrent et des elfes surgirent devant elle. C'étaient Lenda, Enyo et un autre elfe qu'elle ne connaissait pas.

-Maëlle ! Lia netyatuth elete lilow nea ! Netyatuth fiwelle ! Elihe ya nea !

Lenda se laissait rarement aller à des effusions, mais ce jour-là faisait partie de ces rares occasions. Maëlle ne comprenait pas la moitié de ce qu'elle disait, mais elle saisissait que la jeune elfe était soulagée de l'avoir retrouvée, saine et sauve. Lenda plongea son regard dans le sien et lui dit très sérieusement :

-Menitkin. Mélodie, elthe ann. Kiya elete elv.

Les deux elfes s'assurèrent ensuite que Maëlle allait parfaitement bien, ce qui était le cas, puis elle accepta de les suivre et ils retournèrent vers le village.

 

Durant les semaines qui suivirent, Maëlle ne parla pas du tout à Mélodie, ni à Lia. Lia en voulait assez à Mélodie, au début, puis elle lui pardonna et elles discutèrent énormément ensemble. Les elfes aimaient passer du temps avec toute les trois, mais Maëlle leur parla beaucoup plus que les deux autres. En somme, la situation ressemblait à celle des deux premières semaines, sauf qu'elle était encore pire.

Les elfes avaient donné à chacune des filles un nom elfique. Celui de Maëlle était Lilean, ce qui signifie fragile, et qui était devenu son surnom lorsque Mélodie l'avait blessée. Lia était appelée Alia, le mot elfique pour amie, car elle paraissait désireuse de l'être pour chacun, et aussi parce que c'était presque identique à son nom. Et Mélodie avait pour surnom Lun, la traduction de son prénom. Mais certains l'appelaient aussi Linel-Ann, c'est-à-dire la belle princesse, sans que personne sache exactement à quel moment et pourquoi on l'avait nommée ainsi.

 

Trop timide et rejetée, Maëlle ne s'était jamais intéressée aux garçons. En revanche, ce n'était pas du tout le cas de Lia et Mélodie, et c'est à cause de cela que la mésaventure singulière qui va suivre ne leur arriva qu'à elle deux.

En effet, elles étaient très jolies, surtout Mélodie, bien qu'elle regrettât de ne plus pouvoir décorer ses grands yeux de mascara. Et les elfes étaient tout particulièrement beaux, garçons comme filles, mais dans la situation c'étaient surtout les garçons qui étaient intéressants. Les deux jeunes filles avaient l'habitude de "sortir" avec des garçons dans leur monde. Ce n'était pas vraiment sérieux, mais faisait indéniablement partie de la vie de beaucoup d'adolescentes. Donc, tout naturellement, elles n'avaient pas tenu longtemps avant de vouloir "sortir" avec les elfes. C'était d'ailleurs la période où Lia avait passé le plus de temps avec Maëlle, lui posant beaucoup de questions sur la langue elfique pour pouvoir communiquer.

Elles s'étaient heurtées à un véritable mur d'incompréhension. Les elfes n'avaient d'abord pas saisi ce qu'elles voulaient, avant de les repousser violemment. Les deux jeunes filles, blessées, n'avaient pas tout de suite compris qu'ils étaient tout simplement différents d'elles.

Ils tombaient généralement amoureux assez jeunes, certes, cependant cela n'avait rien à voir avec une simple amourette adolescente. Si le mot "divorce" n'existait pas dans leur langue, c'était pour une bonne raison : les elfes ne tombaient amoureux qu'une fois, que d'une personne, et lorsque cela arrivait, c'était pour l'éternité. Ils étaient "destinés" à une unique personne. En raison de toutes ces particularités, et bien que l'inverse puisse arriver, les elfes ne tombaient JAMAIS amoureux des humains.

 

Un jour, durant l'après-midi, des elfes proposèrent aux filles de les emmener quelque part, mais ne voulurent pas leur dire où. Ils paraissaient tellement heureux de leur faire cette surprise qu'elles ne purent pas refuser. Elles se laissèrent donc mener à travers la forêt.

Un peu avant d'arriver, les elfes bandèrent les yeux des jeunes filles, car ce qu'elles allaient voir devait être découvert lorsqu'on en était au milieu, si on le voyait pour la première fois. Aveugles, elles furent guidées par la main durant un certain temps. Enfin, elles s'arrêtèrent, et les elfes leur rendirent la vue.

Lia eut le souffle coupé par le spectacle qui s'offrait à elle. Sa voix la déserta et des larmes d'émotion envahirent ses yeux. Partout autour d'elle, des étoiles d'or étaient suspendues entre la terre et le ciel. Tendre la main lui suffisait pour les toucher, mais elle n'en trouva pas la force dans son cœur. Comme si un équilibre fragile s'était soudainement renversé, les étoiles se mêlaient aux mortels et cohabitaient avec le soleil.

En portant son regard plus loin, Lia vit de nombreux arbres, différents de ceux qui poussaient à proximité du village. Leurs branches, hautes, étaient arquées. Les fruits en forme d'étoiles poussaient au bout de fils très fins, presque invisibles, partant de ces branches. L'arbre sous lequel elle se tenait était semblable.

Cette expérience changea quelque chose chez Lia. Elle se souviendrait toujours de l'émotion qui l'avait envahie sous les arbres à étoiles.

Lorsque Lia, Maëlle et Mélodie se furent remises de leur émotion, Les elfes cueillirent quelques étoiles et les leur offrirent. Ils les appelaient elazon. Leur goût envahissait la bouche à la première morsure ; c'était un goût très légèrement sucré, épicé, sombre et mystérieux.

 

C'était un matin ensoleillé, cinq jours plus tard. Maëlle, Mélodie et Lia vivaient parmi la communauté elfique depuis des semaines. Elles s'étaient habituées à cette vie. Mélodie et Lia avaient compris que les elfes ne pouvaient pas être plus que des amis pour elles. Ce matin-là, donc, un elfe demanda à Maëlle de prévenir Lia et Mélodie et de le rejoindre. Il voulait leur parler.

-Tene ? demanda-t-elle. Pourquoi ?

-Sairanzir, répondit l'elfe simplement.

Une fois les trois jeunes filles réunies, l'elfe parla. A présent, toutes avaient quelques notions de Lyldran, la langue des elfes, mais c'était toujours Maëlle qui comprenait le mieux.

-Je comprends pas tout, chuchotait-elle en même temps que l'elfe parlait, mais en gros, il dit qu'on va partir d'ici. Il pense qu'on est prêtes.

-Partir où ? interrogea Mélodie.

-Je ne suis pas sûre, mais je crois chez les humains de ce monde. Si vous êtes d'accord.

-Moi je suis d'accord, acquiesça Lia. On a pas réussi à trouver le moyen de revenir chez nous. Ils nous aideront peut-être.

Mélodie approuva elle aussi la décision.

-Et toi, Maëlle ?

Elle haussa les épaules.

-Comme vous voulez.

Un peu plus tard, un autre elfe arriva. Il n'était pas très grand. Ses cheveux étaient d'une couleur d'argent foncé pur, attachés en tresse elfique, il avait un visage fin et sérieux. Il portait des vêtements de voyage, et des chaussures pour marcher longtemps dans la forêt.

-Elie Leldeo. Alingev kiya, dit-il.

Il paraissait clair que Leldeo allait les accompagner. Non seulement il était vêtu pour, mais il paraissait résigné à quitter les siens pour un temps. Il leur donna à chacune un sac en peau qui contenait sans doute le nécessaire pour le voyage.

Maëlle l'ouvrit. Elle y trouva : quelques fruits à eau ; une bourse contenant des sortes d'étoiles plates en métal aux extrémités arrondies ; du papier jaunâtre ; un stylo en bois avec une réserve d'encre à la chlorophylle ; l'arc qu'elle utilisait pour ses leçons ainsi que quelques flèches ; un peu de nourriture elfique qu'elle pouvait conserver longtemps ; et une couverture assez grande pour qu'elle puisse la replier sous elle, à la fois très fine pour pouvoir être transportée facilement et assez chaude pour être sûre de ne pas avoir froid la nuit.

Le départ étant prévu pour le soir, Maëlle passa la journée, mélancolique, à dire intérieurement adieu au village des elfes. Elle se rendit dans la maison où elles avaient logé, puis referma une dernière fois la porte. Elle repassa par tous les lieux où elle avait été heureuse ou malheureuse ces dernières semaines : la clairière où les repas étaient pris en commun, l'arbre marqué d'une croix qu'elle s'était efforcée de viser tant de fois... Elle regarda une dernière fois tous ces lieux en se préparant mentalement à ne plus jamais les revoir. Juste avant de partir, elle, Mélodie et Lia enfilèrent des vêtements adaptés au voyage : une chemise faite d'un tissu naturel souple et d'un vert pâle, un gilet d'herbe tissée, un pantalon en peau d'un animal quelconque, et des chaussures de cuir légères mais solides. C'étaient des habits typiquement elfiques.

Le plus dur pour Maëlle fut de quitter les elfes qui étaient devenus ses amis. Lenda, Enim, en faisaient partie. Elles l'avaient aidé à ne pas sombrer dans la dépression les jours où elle allait mal, et l'avaient accompagnée aussi quand elle allait bien. Enim avait une joie de vivre rafraîchissante, alors qu'au contraire sa cousine Lenda était très sage et sérieuse.

Cette dernière se tenait justement en face des jeunes filles. Il était presque temps de se mettre en chemin. Sa cousine, qui ne devait pas beaucoup aimer les adieux, était déjà partie vaquer à ses occupations. Un rayon de soleil de la fin d'après-midi tombait sur Lenda. Elle était belle, vraiment belle. Ses cheveux libres étincelaient, coulant sur ses épaules telle une brume d'argent dont dépassaient ses oreilles pointues. Sa peau claire comme la lune se découvrait au visage, au cou, aux avant-bras et aux chevilles. Elle tentait de dissimuler sa tristesse, pourtant évidente. Il n'y avait plus qu'elle, Maëlle, Mélodie, Lia, et bien évidemment leur guide Leldeo, à la lisière du village, dans la lumière déclinante. Elle ne disait rien. Ses yeux extraordinaires d'un vert profond parlaient pour elle. Ce silence et cette immobilité durèrent un certain temps. Enfin l'elfe, à regret, porta sa main gauche à son cœur, puis la leva vers Leldeo. C'était le geste d'adieu : le mot "au revoir " n'existait pas dans sa langue. Elle répéta le signe en direction de Mélodie, de Lia, et enfin de Maëlle. Toujours sans un mot, tous les quatre posèrent leur main sur leur cœur et la levèrent en direction de Lenda. Tout était dit, sans une parole. Les voyageurs partirent à travers la forêt sans se retourner. Ils ne virent donc pas une unique larme se former dans l'œil de l'elfe, rouler sur sa joue et tomber au sol.

Comme ils étaient partis tard, ils continuèrent de marcher dans la nuit. Leldeo marchait devant, veillant à ralentir son pas pour ne pas distancer les adolescentes. Elles ne parlaient pas, envahies par le demi sommeil, la douce léthargie créatrice de pensées philosophiques qui nous prend lorsque l'on reste éveillé sous la voûte étoilée. Mélodie avait attaché ses cheveux en une natte qui pendait par-dessus son épaule gauche. Elle était ravissante, comme toujours. Elle marchait, toute à ses pensées, son sac à dos sur une seule épaule. Ce dernier détail agaça Maëlle. Elle ne portait pas son sac ainsi, ni ce jour-là, ni jamais. Lia, elle, en était plutôt émue. En modifiant légèrement les couleurs et le décor en arrière-plan, on aurait pu croire que Mélodie était une simple collégienne comme les autres, une jeune fille normale en train de rentrer chez elle après une journée de cours.

Inconsciente du fait que les pensées des deux autres étaient tournées vers elle, Mélodie était agitée par ses propres réflexions. Secrètement, depuis son arrivée, elle avait composé un calendrier mental et suivait les dates jour par jour. Le jour qui venait de se terminer était celui des premières épreuves du brevet. Or, elle était en troisième, enfin jusqu'à ce qu'elle change de monde. Elle était en train de marcher dans la forêt d'un monde parallèle, et tout ce qu'elle arrivait à penser, c'était qu'elle allait devoir redoubler. Elle eut un petit rire intérieur à cette idée absurde.

Lorsque le jour se leva, Lia commença à parler des elfes avec Maëlle, et découvrit avec surprise que cette dernière avait appris énormément de choses sur eux qu'elle lui expliquait à présent.

-Tu vois, le mot "elfe" est inexact. C'est les humains qui l'ont inventé à cause du nom de leurs forêts, "Elvolia". Leur vrai nom c'est "Lyldr" et leur langue est le Lyldran.

-Tu parles bien le Lyldran, toi ?

-Bien ? Non, je le parle pas bien. J'ai pas eu le temps d'apprendre à le parler bien. J'ai des notions, c'est tout.

-Tu sais dire par exemple... "on marche dans la forêt" ?

Maëlle se tut et réfléchit. Au bout de quelques secondes, Lia, impatiente, lui demanda :

-Alors ?

-Attends, je réfléchis.

Elles marchèrent ainsi silencieusement pendant plusieurs minutes. Finalement, Maëlle secoua la tête en signe de négation.

-Non, je sais pas. Tu sais, c'est tellement compliqué la conjugaison en Lyldran.

 

Le petit groupe s'arrêta de marcher vers le début d'après-midi. Ils firent leur pause dans un endroit à la fois ombragé et suffisamment confortable pour s'y reposer et dormir. Leldeo avait repéré des fruits comestibles qui poussaient à proximité et il apprit aux jeunes filles à les reconnaître. Leur goût n'était pas vraiment bon, mais sans être non plus insupportable.

Leldeo s'engagea dans une éloquente explication de conjugaison pour Maëlle, accompagnée de nombreux gestes. Avant cela, la jeune fille avait rempli son stylo en bois d'encre verte, avait soigneusement remis en place le bouchon fait de sève séchée, puis avait sorti une feuille de papier et s'était appuyée sur une pierre plus ou moins plate pour prendre des notes.

Pendant que l'elfe s'improvisait instituteur, Lia était pour un temps redevenue une petite fille et s'amusait à enfiler une multitude de boutons de fleur sur une seule tige. Elle nommait le résultat une "chenille". Mélodie, à qui l'idée n'était jamais venu à l'esprit que l'on pouvait faire cela avec des fleurs, l'avait volontiers suivie dans son jeu. Maëlle était jalouse de les voir s'entendre si bien et si facilement, mais elle ne le montra pas et ne leur parla pas.

Lorsque Leldeo eut terminé sa "leçon", il monta son arc et partit chasser. il n'accepta pas l'aide de Maëlle qui, si elle avait fait des progrès, restait néanmoins une novice en matière de tir à l'arc. Elle n'avait d'ailleurs jamais commencé l'entraînement sur cible mouvante.

Lia s'était étendue sur la mousse et contemplait le ciel, rêveuse. Mélodie était assise en tailleur à côté et lui parlait. Maëlle, désœuvrée, décida d'inspecter plus attentivement le contenu de son sac à dos. Elle commença par en extraire la couverture, puis sortit les petites étoiles de métal. En les examinant de près, elle découvrit qu'il y en avait trois catégories différentes, et que toutes avaient un symbole gravé en leur centre : les plus petites avaient huit branches et étaient décorés d'une fleur stylisée (c'était également les plus nombreuses : il y en avait quelques dizaines) ; les plus grandes n'avaient que trois branches et leur symboles était une croix à l'intérieur d'un rond (il n'y en avait pas plus de cinq) ; et enfin, les intermédiaires avaient cinq branches et une spirale les ornait.

A quoi pouvaient-elles servir ? Maëlle se demanda si les deux autres en avaient aussi. Leur fonction ne paraissait pas évidente pour le moment, mais si les elfes avaient jugé utile de les leur confier, c'est qu'elles seraient utiles.

Mélodie et Lia étaient toujours plongées dans une discussion passionnées et ne faisaient pas du tout attention à Maëlle. Celle-ci, qui s'ennuyait, les écouta. Mélodie rit. Son rire était charmant, comme tout en elle. Comment elle y arrivait, Maëlle n'en avait aucune idée, mais elle était toujours jolie quoi qu'il arrive. C'était exaspérant pour elle, qui n'avait jamais été belle. Pourquoi les personnes les moins gentilles avaient-elles toujours le plus de chance ?

Leldeo revint. Il avait trouvé un animal ressemblant vaguement à un lapin qu'il appelait "alkloc" et plein de petites baies d'un rouge très foncé. Il commença à préparer l'alkloc (écœurées, les adolescentes s'éloignèrent de plusieurs mètres). La lumière commençait à décliner, mais il faisait encore jour. L'elfe leur laissa toutes les baies. Elles étaient très piquantes et acides, et alors qu'elles s'étaient dit qu'il n'y en avait pas beaucoup, elles mirent toutes au moins dix minutes à se remettre de la première, et elles gagnèrent ainsi le surnom de piment.

Pendant que le soir tombait, les deux jeunes filles insouciantes rigolaient et discutaient. Lia se souciait d'intégrer Maëlle, alors que Mélodie avait choisi de l'ignorer totalement. De toute manière, Maëlle n'avait aucune envie de parler. Elle préférait écouter, parce que cela la faisait rire, et qu'elle apprenait beaucoup d'informations de cette manière.

Leldeo avait fait un feu pour cuire l'animal. Il l'éteint tout de suite après : il ne faisait pas froid en Elvolia. Il avait ajouté un jus de "piment" à sa viande (les filles en avaient à peine mangé le quart) ce qui améliora beaucoup son goût. Quand ils eurent fini de manger, il faisait nuit. L'elfe, qui jusque là n'avait pas beaucoup parlé, s'assit alors très droit, et d'une voix douce et claire, chanta :

 

Ludn, lizkin deya seo nalgaele

Lizkin deya une lakinskin deya

Ludn

Ega mei Lyldr girander lu nemeri narez tipan

Lin mei eleren tuna li ega elozul elv

De elozul

Tipan capisthe deya, eler arane

Toal elthe de alil alia, merundaya

Ludn

Tirile li ti iln lilow elthe nalgaele

A selan elez minh, elez ludn

Ludn scolip nea une toal niana deya

Girande lu nemeri narez tipan

Ti iln selana

Ludn ela

 

Un silence suivit ce chant. Il était très différent de ce que les adolescentes avaient l'habitude d'entendre. Il faisait naître une émotion unique, cette émotion qui ne peut être due qu'à la musique. Les mots étaient fluides et liés entre eux. C'était un aspect jusque là inconnu du langage des elfes.

Maëlle avait déjà lu ces paroles. Elles étaient très typiques de la poésie elfique, mais certes un peu étrange pour des humains qui n'en avaient pas l'habitude. Voici leur signification :

Lumière, sauve-nous des ténèbres

Sauve-nous et aime-nous

Lumière

Un jour les elfes trouveront le chemin qui mène aux étoiles

Ce jour sera le premier d'un beau monde

Notre monde

Les étoiles nous protègent, nous serons vainqueurs

La lune est notre fidèle amie, nous sommes confiants

Lumière

Les larmes de ma sœur triste sont ténèbres

Son sourire est un bijou, une lumière

La lumière si brillante et la lune nous aideront

A trouver le chemin qui mène aux étoiles

Ma sœur sourira

La lumière sera.

En l'occurrence, l'auteur de ce chant ne voulait sans doute pas parler de sa sœur au sens propre, mais de son amoureuse. En effet, cela se disait chez les elfes iln seo zeminwa, c'est-à-dire "sœur par le soleil".

Leldeo brisa le silence en disant :

-Kiya nevakin, venwen.

Maëlle était la seule qui avait parfaitement compris, donc elle traduisit obligeamment :

-Il veut qu'on chante.

Les adolescentes échangèrent un regard à la fois gêné et surpris, et commencèrent naturellement par refuser. Mais l'elfe insista, et Lia céda la première, étant celle qui avait le plus d'autodérision. Elle interpréta une chanson à la mode, dans un silence respectueux. Elle ne chantait pas si mal, et même bien, pensèrent Mélodie et Maëlle. Ce fut ensuite le tour de Mélodie. Sa voix était jolie et les notes justes, mais sinon cela n'avait rien d'absolument extraordinaire selon Maëlle.

Son niveau d'angoisse montait au fur et à mesure que se rapprochait le moment de chanter. Elle connaissait un certain nombre de chansons et aimait bien chanter, mais uniquement lorsqu'elle était seule, jamais en public, ou alors dans un ensemble de voix comme en cours de musique. Elle chantait aussi parfois pour son lapin, Frodon, qui semblait apprécier, mais c'était un public qui n'était pas en mesure de faire des critiques, donc cela ne comptait pas.

Contrairement aux deux autres, elle n'était jamais intéressé par les chanteurs du moment, et par la mode qui impliquait de changer de préférence à chaque fois que quelque chose de nouveau sortait, et aussi d'avoir les mêmes goûts que les milliers de personnes qui s'y conformaient également.

Quand tous les regards convergèrent vers elle, elle n'eut pourtant pas d'hésitation et se lança instinctivement dans un air qu'elle avait dans la tête depuis un bon moment, et qu'elle avait adoré dès qu'elle l'avait entendu.

 

Hello darkness my old friend

I've come to talk with you again...

 

Lorsqu'elle eu fini, il y eut un long silence. Puis Lia brisa la gêne avec son sourire désinvolte :

-C'était quoi, ça ?

-Ca s'appelle The sound of silence, précisa Maëlle en rougissant. J'adore cette chanson, ajouta-t-elle encore plus bas, très gênée.

Personne ne répondit. Puis le jeune elfe demanda quelque chose d'un air étonné, une phrase trop longue et dite trop rapidement pour qu'elle en saisisse le sens. Elle lui demanda de répéter, ce qu'il fit, plus lentement :

-Gunevasein seo ki sidha merilyen ?

-Loll. Elez "anglais", apsoa ega.

Puis la jeune adolescente se tourna vers les deux autres et traduisit :

-Il a dit que je n'avais pas chanté dans la même langue que d'habitude, j'ai répondu que c'était de l'anglais, une autre langue.

Il était incroyable que l'elfe ait réussi à distinguer ce changement de langage, seulement avec les différences de sons et d'accent. Son ouïe devait être extrêmement fine et son intelligence également. D'ailleurs, l'accent anglais de Maëlle était quasiment parfait, sinon il n'aurait pas perçu la différence. Lia était impressionnée.

-Mais comment il l'a su ?

-Aucune idée.

Il se couchèrent sur ces mots. Tous les quatre sortirent leur couverture, cherchèrent un endroit où le sol était confortable, plièrent la couverture en deux et se glissèrent à l'intérieur. C'était comme un sac de couchage. Le sol n'était pas très plat, mais il ne faisait pas froid et les nuits à la belle étoile avaient quelque chose de magique. Epuisés par leur longue journée (ils n'avaient pas dormi la nuit précédente et, trop excités, ne s'étaient pas reposés durant l'après-midi), les voyageurs s'endormirent rapidement.

La journée du lendemain se passa comme la première : ils marchèrent dans la forêt. Leldeo ne produisait aucun bruit, comme seuls les elfes peuvent le faire. Les jeunes humaines, elles, étaient suffisamment bruyantes pour annoncer leur venue à n'importe qui longtemps avant de le rencontrer. L'ambiance était détendue et joyeuse. A un moment donné, dans la conversation, l'elfe utilisa le mot "elba", dont personne ne connaissait la signification ni ne la comprit, malgré ses efforts pour l'expliquer. Finalement, à cours de définitions, il traça un symbole dans la terre, une astérisque à huit branches. Les jeunes filles examinèrent et commentèrent amplement cette étoile, mais elles durent à la fin baisser les bras et Maëlle déclara :

-Gumenitta (nous ne comprenons pas).

Mais en elle-même, elle prit soin de retenir le mot qu'il avait prononcé. Elle pouvait toujours croiser quelqu'un qui le connaissait. Elle nota également mentalement le symbole qui l'accompagnait.

 

Ils cheminèrent ainsi pendant encore plusieurs jours. L'elfe ne leur demanda plus jamais de chanter, ni ne chanta lui-même. Un soir, Maëlle était en train d'écrire avec une expression totalement absorbée, et Mélodie jeta un coup d'œil discret à sa feuille. Malheureusement, elle ne put même pas lire un seul mot , car la jeune fille écrivait en caractères elfiques. C'était vraiment joli, avec beaucoup de boucles vers le haut et vers le bas. Les mots étaient généralement très rapprochés les uns des autres, ce qui donnait un peu mal à la tête et, si on était un peu éloigné du texte, l'impression que toutes les lettres étaient reliées sans aucun espace. Maëlle surprit son regard intéressé.

-J'écris en alphabet elfique, se justifia-t-elle.

-Tu le connais par cœur ? questionna Mélodie.

Sans un mot, Maëlle reprit son papier et traça, en colonne, toute une série de lettres plus bizarres les unes que les autres. L'une ressemblait à un Z (minuscule) arrondi et italique. Deux lettres ressemblait à des U, et une autre à un G. La première était un simple cercle.

Un souvenir revint à la mémoire de Mélodie. Un jour, un elfe avait demandé à Lia si son prénom se prononçait en une seule syllabe ou en deux. Sans hésitation, Lia avait préféré la version en deux syllabes. Et après cet incident, tous les elfes l'avaient appelé comme ça. D'après ce qu'elles avaient compris, les deux versions s'écrivaient différemment avec l'alphabet des elfes.

-Voilà, dit Maëlle, la ramenant à l'instant présent. Il y en a vingt-cinq.

Mélodie hocha lentement la tête, puis repartit. C'était tellement déstabilisant. Maëlle parvenait à apprendre tant de choses que sa mémoire semblait infinie. Elle s'était intégrée dans la communauté elfique avec une remarquable facilité, et le contraste en était encore plus évident par rapport à sa difficulté d'intégration dans la société où elle était née. Mélodie avait fait totalement l'inverse : elle avait toujours évolué avec aisance dans son univers, elle avait fait partie de la catégorie de ceux qui sont appréciés et non pas méprisés ; et lorsque sa vie avait basculé, elle avait perdu tous ses repères et c'était très déstabilisant, beaucoup plus qu'elle ne le montrait. Ca avait été un véritable choc. Elle n'avait jamais été une rêveuse, elle, ou du moins, pas depuis avant même le début de son adolescence. Pour elle, les elfes, c'était une légende. Elle avait totalement admis le fait qu'ils n'existaient pas, tout comme pour les mondes parallèles. Le matin, en se réveillant, elle croyait toujours que tout cela n'était pas arrivé, qu'elle était encore chez elle. Elle était perdue, dans un univers qui lui était entièrement inconnu et, pensait-elle parfois, hostile.

Maëlle n'avait apparemment pas eu ces problèmes. Dès le premier jour, lorsqu'elle s'était présentée à Enim, elle avait semblé totalement à son aise parmi les elfes. Mélodie était parfois jalouse de cette intégration, ce qui apparaissait dans son hostilité envers la jeune fille. Parce que sinon, quoi que ressente Maëlle, c'était elle qui aurait été en position de force, et non pas Mélodie. Et également parce qu'elle avait pris l'habitude de mépriser les gens comme Maëlle, depuis plusieurs années, et qu'elle avait fini par ne plus penser que de cette manière.

La marche dans la forêt dura un peu plus d'une semaine. Les voyageurs s'arrêtaient chaque soir dès que le jour commençait à baisser, et repartaient le matin peu après l'aube. Ils faisaient également une courte pause au milieu de la journée. Ce rythme était fatiguant, mais en partie compensé par l'émerveillement dû à la découverte de l'incroyable diversité de la faune et de la flore. Leldeo veillait à moduler sa vitesse en fonction de celle des adolescentes. Il leur signalait tous les dangers avec une patience infini, de justesse parfois, comme lorsque Mélodie faillit s'empoisonner en goûtant un fruit toxique. Elle et Lia en profitèrent pour enrichir leur connaissance de la langue elfique.

Après l'épisode de l'étoile tracée dans la terre, Leldeo passa beaucoup de temps à expliquer à Maëlle ces symboles qu'elle appelait "annexes". Il y en avait un certain nombre, des symboles généralement simples comme un rond ou une croix. Ils représentaient des idées plutôt que des mots, et étaient utilisés en écriture elfique pour aller plus vite. La jeune fille en apprit un certain nombre, ce qui la ravit.

Un matin enfin, les arbres se clairsemèrent jusqu'à disparaître entièrement. A cet endroit-là, à l'orée de la forêt, les quatre compagnons s'arrêtèrent pour leur pause quotidienne. Leldeo avait un tel air sérieux et troublé, que lorsqu'il s'apprêta à parler, toute conversation cessa instantanément. Il se languissait des siens, expliqua-t-il. Il vivait parmi eux depuis sa naissance et les quitter, même si peu de temps, lui causait une terrible douleur. La séparation d'avec la forêt aurait été pire encore, et il ne pouvait s'y résoudre. Sa mission était de les guider, car dans la forêt elles se seraient perdues. A présent, elles n'avaient plus qu'à suivre la route. Lui retournait chez les elfes.

Après ce discours, entrecoupé de traductions de Maëlle et d'explications de l'elfe lorsqu'elle ne comprenait pas, l'atmosphère n'était plus au rire. Leldeo connaissait mal les jeunes filles, et la réciproque était vraie également. Pourtant, ce qu'ils avaient vécu ensemble n'était pas anodin, et la séparation était étonnement douloureuse. Maëlle, même si elle s'efforçait de ne pas paraître plus triste que les autres, était au désespoir à l'idée de ne plus jamais croiser la route d'un elfe, ces êtres si extraordinaires qui avaient illuminé sa vie de rêve pendant douze ans, et de joie pendant un temps trop court. Lia craignait que le fragile équilibre maintenu entre elles ne se brise lorsqu'elles seraient livrées à elles-mêmes. Mélodie avait peur de l'avenir, dans cet univers si déroutant, sans guide, sans attaches, sans repères. Chacune d'entre elles avait ses appréhensions personnelles.

Leldeo s'assura que Lia, Mélodie et Maëlle avaient avec elles tout le nécessaire. Il leur indiqua de marcher tout droit en direction du soleil pendant quelques temps, puis de suivre le sentier qui apparaitrait. Il les mènerait directement à la ville humaine de Clairesprit, qui était la plus proche d'Elvolia. Elles avaient assez de nourriture pour le reste du trajet, et une fois à Clairesprit, elles devraient se débrouiller seules.

L'instant était solennel. L'elfe fit le geste d'adieu et les adolescentes y répondirent ; le même signe que celui que Lenda leur avait adressé lorsqu'elles l'avaient quittée. Il signifiait : où que tu ailles, tu emportera mon cœur avec toi ; ou : où que tu ailles, tu resteras dans mon cœur. Leldeo dit :

-Alia, Lilean, Lun, guhenithdev kiya ti iln. (Je ne vous oublierai pas mes sœurs.)

Et il se retourna vers la forêt, et repartit de sa marche légère et silencieuse. Lorsqu'il fut hors de vue, Lia, Mélodie et Maëlle restèrent un certain temps sans bouger ni parler, jusqu'à ce que Lia prît la parole.

-Il faut qu'on y aille, dit-elle, sinon, le soleil va bouger et on trouvera jamais la route de Clairesprit.

Elles se mirent en chemin, silencieuses et plongées dans leurs pensées comme le soir où elles avaient quitté le village en compagnie de Leldeo. Le sentier n'était pas loin, et elles le trouvèrent vers midi. Après une pause, elles repartirent.

Dans la forêt, la température était maintenue douce et agréable par le feuillage des arbres ; mais à présent, elle était beaucoup plus chaude. Les marcheuses retirèrent leur veste. Mélodie avait libéré ses cheveux afin de protéger sa nuque du soleil, et ils ondulaient après être restés tressés si longtemps. Il y avait peu de végétation, hormis l'herbe, de rares buissons et quelques fleurs. La route était recouverte de cailloux. Toutes les trois marchaient vite, car elles voulaient atteindre la ville le plus tôt possible.

Malheureusement, elles n'arrivèrent jamais à Clairesprit. Alors qu'elles cheminaient, Mélodie trébucha. Au moment où elle toucha le sol, il y eut un brusque éclat de lumière blanche, et elle disparut.

Lia, sous l'effet du violent choc, poussa un cri. Maëlle recula de plusieurs pas, comme par crainte de disparaître elle aussi, et s'assit par terre. Une fois remises de leur émotion, elles réfléchirent à nouveau clairement. Lia avait remarqué que l'éclat de lumière s'était produit à l'instant où Mélodie était entrée en contact avec une pierre bien précise, qu'elle ne voulut pas toucher mais désigna à Maëlle. En l'examinant de près les deux filles virent aussitôt que cette pierre était gravée de symboles étranges, luminescents. Ce n'était malheureusement pas des caractères elfiques, sinon Maëlle aurait pu les lire sans difficulté.

-Tu es sûre ? C'est pas des... Comment tu disais ? Des symboles annexes ?

Maëlle secoua la tête.

-Je suis sûre que c'est cette pierre qui l'a fait disparaître, déclara-t-elle.

-A mon avis, Mel n'a pas disparu, songea Lia. Elle a été "transportée", comme quand on est arrivées à Elvolia. Enfin, sauf que je n'avais pas touché de pierre à ce moment.

-Moi non plus. Alors, tu penses qu'elle est revenue chez nous ?

-Peut-être, mais je ne crois pas. Je pense qu'elle est quelque part dans ce monde. Mais où ? Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir.

Elle attrapa la main de Maëlle et la posa, en même temps que la sienne, sur la pierre. Maëlle, qui avait été prise par surprise, retira sa main, mais elles avaient toutes deux eut le temps de constater qu'il ne s'était rien passé : ni lumière, ni disparition soudaine. Lia se dit que peut-être, une seule personne à la fois pouvait être transportée, et elle renouvela sa tentative, mais seule cette fois. Rien ne se passa non plus. Visiblement, la magie de la pierre était épuisée.

Lia s'excusa auprès de Maëlle de ne pas l'avoir prévenue de ce qu'elle allait faire. Maëlle ne voulait pas essayer de rejoindre Mélodie.

-C'est trop dangereux ! On ne sait pas ce qui lui est arrivé. Il faut retourner prévenir les elfes !

Elle était en train de paniquer et le souffle lui manquait. Lia la calma.

-Ecoute au lieu de dire n'importe quoi. Tu sais bien qu'on se perdrait dans la forêt. Ca ne sert plus à rien d'aller à Clairesprit maintenant. Il faut qu'on essaye de déclencher la magie pour retrouver Mel. C'est la seule solution, tu comprends ? On doit être unies.

Le sac à dos de Mélodie était resté. Avant de faire quoi que ce soit, Lia et Maëlle répartirent dans les leurs ses affaires.

Déjà, Lia avait une autre idée. Mélodie avait touché la pierre par accident. Peut-être était-ce là la clé du mystère ? Sans laisser Maëlle deviner ses pensées, elle la contourna et, brusquement, la poussa. Maëlle tomba.

-Aïe ! Pourquoi tu m'as poussée ? Tu m'as fait mal !

Soudainement, elle comprit l'idée qu'avait eu Lia et se tut. Ca n'avait pas marché : elle était tombée, comme Mélodie, sur la pierre mystérieuse, et n'avait pas disparu. Sans l'avouer, Lia était plutôt soulagée : cela l'aurait condamnée à rester seule ici. Elle repensa tout d'un coup à ce qu'elle s'était dit un peu avant : la magie semblait épuisée...

-Maëlle ! s'écria-t-elle soudain, la faisant sursauter. Trouve une pierre de la même forme que celle-là !

Cela fut rapidement fait, car toutes les pierres avaient plus ou moins la même forme. Maëlle l'apporta à Lia, curieuse de connaître sa nouvelle idée.

-Il faudrait quelque chose pour écrire, demanda encore Lia.

Le visage de Maëlle s'éclaira : elle avait comprit.

-On arrivera pas à graver ; mais sinon, j'ai mon stylo elfique et il me reste de l'encre.

-On fera avec.

Juste à ce moment-là, Maëlle s'aperçut que la légère luminescence qui jusque là éclairait les symboles gravés déclinaient. Déjà les caractères étaient moins visibles.

-Lia, murmura-t-elle d'une voix apeurée, les signes disparaissent. On aura jamais le temps de les recopier.

Lia regarda à son tour attentivement et vit ce qui avait effrayé Maëlle. Elle réagit immédiatement.

-Donne-moi un papier, vite !

Maëlle obéit sans poser de questions et Lia copia sur la feuille les écritures de la pierre, aussi rapidement qu'elle le pouvait mais soigneusement. A peine avait-elle fini que la pierre s'éteignait totalement. Les deux jeunes filles restèrent silencieuses. A présent elles n'avaient plus qu'à écrire sur leur propre pierre, et à espérer que cela suffise à les transporter... ailleurs.

Ecrire sur la pierre n'était pas aisé : sa surface était granuleuse et en cas d'erreur, il n'y avait aucune possibilité d'effacer. L'activité requerrait une concentration intense. Les deux filles se relayèrent toutes les lignes. Il y en avait onze : Maëlle en copia cinq et Lia six.

Leur travail était loin d'être parfait : l'encre avait bavé à plusieurs endroit et elles s'étaient beaucoup trompé, surtout dans les dernières lignes. Mais elles devaient essayer, c'était leur seul espoir. Alors qu'elles reculaient, la pierre et les écritures se mirent à briller. Ensemble, Maëlle et Lia appliquèrent leur paume sur la pierre luisante. Ensemble elles disparurent dans un éclair. Sur le chemin, il ne restait que deux pierres dont, bientôt, plus une seule ne serait illuminée.

Retrouvez bientôt Mélodie, Lia et Maëlle dans la suite de leurs aventures : Liées par le Destin, partie 2 : Lespins et Galse !

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