Dortoir numéro 6

28/09/2013 10:02

Premier jour

Elisa était au royaume des songes dans son lit du dortoir numéro six, quand une petite voix la réveilla.

-Elisa ! Elisa !

Elisa ouvrit les yeux. Devant elle se tenait une fillette d'environ six ans, à peine visible dans la pénombre.

-Qu'est-ce qui se passe, Sidonie ?

-J'ai entendu un bruit, répondit la fillette qui tremblait. Elle désignait le coin du dortoir où se trouvait la porte.

Elisa se leva difficilement. Elle tenta de discerner l'endroit que lui désignait Sidonie, mais elle n'y voyait vraiment rien du tout.

-Tu crois que c'est un fantôme ? s'inquiéta l'enfant.

-Mais non, la rassura Elisa, je t'ai déjà expliqué pourquoi les fantômes ne viennent pas chez nous. Reste ici, je vais voir.

Elisa s'approcha de la porte. A présent, elle entendait effectivement un bruit de sanglot. Toute inquiétude oubliée, elle ouvrit doucement la porte. Derrière, une enfant aux cheveux châtains leva vers elle ses yeux brillants de larmes.

-Anita ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

-Je suis allée aux toilettes et... je trouvais plus la porte...

Elisa soupira.

-Bon, viens te recoucher.

Elle raccompagna Anita jusqu'à son lit, puis retourna sien où la petite Sidonie était en train de l'attendre anxieusement.

-Tu peux te rendormir, c'était Anita.

Elle se rallongea. Elle savait qu'elle mettrait du temps à se rendormir.

Les petites de l'orphelinat avaient peur de tout et de rien, et c'était toujours vers Elisa qu'elles se tournaient pour être consolées et rassurées. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle supposait qu'elle représentait pour elles une sorte de grande sœur. Elle était différente des autres grandes de l'établissement, mais personne n'aurait su dire pourquoi.

Le lendemain, quand la jeune fille se réveilla de nouveau, les petites étaient déjà debout et chuchotaient, rassemblées en un petit cercle.

En voyant Elisa se lever, les fillettes s'écartèrent et se tournèrent vers elle. Elles paraissaient effrayées.

-Qu'est-ce qui se passe, les filles ?

-Regarde la main de Diane, murmura Ariane.

Diane, une enfant pâle aux cheveux fins et à la silhouette filiforme, s'approcha et tendit son bras gauche. Sur le dos de sa main, la peau avait rougi en certains endroits, formant des lettres floues et difficiles à lire.

-Qu'est-ce que ça dit ? demandèrent les fillettes, à la fois excitées et apeurées. Elisa prit la main de Diane, se pencha et lut :

Ca se passera dans sept jours.

La jeune fille, perplexe, répéta la phrase aux petites.

-Comment ces mots se sont-ils écrits sur ta main, Diane ? demanda-t-elle gentiment.

-Je ne sais pas, bredouilla la fillette, sur le point de fondre en larmes. Quand je me suis réveillée, c'était déjà comme ça.

Soudain, Sidonie s'exclama :

-Elisa, c'est sûrement le fantôme de cette nuit !

Elisa soupira.

-Ce n'était pas un fantôme, Sidonie, je te l'ai déjà dit, c'était Anita.

-Oui, c'est vrai, renchérit Anita, toute fière d'avoir vécu une aventure. J'étais allée aux toilettes et je trouvai plus la porte du dortoir parce qu'il faisait tout noir. Je me suis cognée dans les murs alors je pleurais et puis Elisa est venue et elle m'a ouvert.

-Tu vois bien Sidonie, reprit Elisa.

Prunelle, une gamine toute petite avec des immenses boucles d'un noir d'encre, demanda à Diane, curieuse :

-Est-ce que ça te fait mal ?

-Non, ça me fait rien du tout.

Toutes les fillettes se mirent à presser Diane de diverses questions, mais l'enfant ne répondait plus. Elle était de plus en plus pâle, et soudain, elle éclata en sanglot. Elisa la prit dans ses bras et la berça doucement. Elle demanda aux autres filles de s'éloigner et de la laisser tranquille. Tout en calmant la fillette, Elisa s'interrogeait sur ce qui se passerait sept jours plus tard.

Lorsque Diane eut cessé de pleurer, Elisa l'amena à l'infirmière. Celle-ci décréta que c'était sans doute une mauvaise blague de l'une des orphelines. Pourtant, à l'heure du coucher, lorsque Diane revint dans le dortoir, les mots sur sa main étaient toujours aussi visibles.

Cette nuit-là, Diane refusa absolument de dormir seule. Elisa accepta de la prendre dans son lit. Les orphelines le faisaient souvent en hiver, pour avoir plus chaud.

 

Deuxième jour

Lorsqu'Elisa s'éveilla, la première chose qu'elle fit fut d'inspecter Diane, qui dormait encore profondément. Si les mots inscrits sur sa main n'avaient pas changé, elle n'affichait visiblement pas d'autres signes alarmants, heureusement.

Elisa resta allongée à réfléchir. Elle aurait pu aller prendre son petit déjeuner, mais un instinct mystérieux lui commandait de ne pas laisser les petites, endormies et vulnérables, seules.

Soudain, un cri sortit la jeune fille de sa léthargie. Elle bondit de son lit.

Mirabelle, l'une des petites orphelines, pleurait. Elisa s'approcha. A première vue, il n'y avait rien qui aurait pu provoquer son cri. Mais en regardant mieux, Elisa distingua le pyjama de l'enfant, et ce qu'elle vit la figea, bouche bée.

Le tissu avait été découpé. Les trous, qui laissaient apparaître la peau de Mirabelle, étaient en forme de lettres majuscules.

-Plus que six jours, lut Elisa à haute voix.

Les autres orphelines, réveillées elles aussi par le cri de Mirabelle, arrivaient. Diane poussa une exclamation d'horreur.

Les fillettes chuchotaient entre elles. La peur commençait à s'insinuer. Les enfants craignaient qu'ils ne leur arrive la même chose qu'à Diane ou à Mirabelle. Et s'il est très facile à la peur de s'installer, la déloger est une tâche beaucoup plus ardue.

Quant à Elisa, pour la première fois, elle était la proie d'une véritable inquiétude, d'une insupportable angoisse. Elle connaissait la plupart des petites presque depuis leur naissance. Les orphelines devaient souvent se débrouiller seules et il fallait régulièrement que les plus âgées gèrent les plus jeunes. Parmi toutes les grandes, Elisa était celle qui se souciait le plus des petites, celle qui avait le plus porté les bébés dans ses bras, celle qui les avait le plus bercés la nuit, qui avait calmé le plus de larmes enfantines. Les autres étaient ravis de lui déléguer cette tâche pénible, et pouvaient consacrer leur temps à d'autres loisirs. Elisa, de son côté, en était venue à aimer les petites comme si elles étaient toutes ses petites sœurs. Elle était aussi la seule qui dormait avec elles dans leur dortoir, le numéro six, parce qu'elles avaient trop peur de rester toutes seules. Elisa aimait et estimait chacune d'entre elles, et voyait toujours leurs qualités avant leurs défauts. Elle les trouvait toutes très jolies, même la petite Garance avec son visage défiguré.

Elisa elle-même était assez belle. Elle avait des cheveux si clairs qu'ils en paraissaient presque blancs et très frisés. Ils étaient longs, car les orphelines ne pouvaient pas se les faire couper très régulièrement. Ses yeux très doux étaient gris. Elle était très fine, comme toutes les orphelines.

Malheureusement pour Mirabelle, c'était dimanche et le dimanche était le jour de la lessive. Lorsque la surveillante vint chercher le linge des orphelines, Mirabelle tremblait d'anxiété. Elle attendit que toutes les filles aient donné leurs vêtements. Quand il ne resta plus qu'elle, pendant que toutes les autres lui jetaient des regards navrés, elle donna, très lentement, chacun de ses habits, un par un, jusqu'à son pyjama. La surveillante s'impatienta et le lui arracha des mains. Elle resta un instant sans voix devant le désastre puis demanda sévèrement à Mirabelle :

-Qu'est-ce que c'est que ça, Mirabelle ? Plus que six jours avant quoi ?

Comme Diane la veille, elle semblait prête à s'effondrer. Blême, les yeux grands ouverts et l'air épouvanté comme si elle avait vu un fantôme, elle n'arrivait même pas à parler et on avait l'impression, en la regardant, qu'elle devait se retenir de toutes ses forces pour ne pas s'évanouir.

-Si tu me retrouves les morceaux découpés, quelqu'un pourra peut-être te le recoudre, déclara la surveillante d'une voix sèche et dépourvue d'émotion, avant de quitter la pièce avec son linge dans les bras.

Par solidarité pour la pauvre Mirabelle, tout le monde l'aida à chercher les morceaux de pyjama. Par chance, chaque dimanche, les enfants de l'orphelinat étaient libres de leurs loisirs. Elles purent donc fouiller la chambre.

Pourtant, au fil de la journée, le temps passait et personne ne trouvait rien. Au fur et à mesure, la plupart des orphelines se découragèrent et partirent s'adonner à d'autre activités, moins ennuyeuses, non sans avoir regardé Mirabelle d'un air désolé.

A présent, c'était la fin de l'après-midi. Il n'y plus avait grand monde dans le dortoir. Trois ou quatre gamines continuaient à chercher les fragment de pyjama, fouillant encore une fois les même recoins. C'était sans grand espoir, surtout par amitié mais sans se faire d'illusions, qu'elles le faisaient. Elisa, assise sur un lit, les observait vaguement. Elle réfléchissait à tous les évènements qui s'étaient produits récemment.

D'abord, Sidonie s'était réveillée au milieu de la nuit en entendant "un fantôme". Elisa avait découvert que c'était Anita, coincée dans le couloir obscur. Mais après tout, personne n'avait eu la preuve que c'était bien elle que Sidonie avait entendue. Et puis il y avait d'autres questions, par exemple, qu'est-ce qui avait réveillé Sidonie ? Sûrement pas le bruit étouffés et lointain de ces légers sanglots.

Ensuite, Diane avait été victime d'une étrange blessure, qui ne lui faisait pas mal ni ne la grattait. Personne n'avait pu déterminer comment exactement avaient été faites les lettres, ni surtout comment les faire partir.

Puis le lendemain matin, une nouvelle fillette avait été victime des étranges messages : Mirabelle, avec la tragédie du pyjama. Et, encore plus étrange, les morceaux de tissus avaient manifestement disparu.

Mais il y avait une question qui surpassait toute les autres : que diable allait-il se passer de si important six jours plus tard ? Chaque fois qu'Elisa y pensait, elle ressentait un léger malaise ainsi qu'un sentiment de frustration. Elle avait l'impression que quelque chose devait effectivement se passer à cette date. Mais quoi ?

Une autre interrogation vint lentement à l'esprit de la jeune fille. Qui donc avait bien pu, d'abord marquer la main de Diane, ensuite le pyjama de Mirabelle ? Apparemment, et contrairement à ce que devaient penser les adultes, ce n'était pas une enfant de l'orphelinat. Les orphelines manifestaient toujours une certaine solidarité entre elles, et Elisa ne croyait pas que l'une d'elle aurait pu faire une blague aussi méchante.

-Elisa... Elisa ! Ca va ?

La jeune fille reprit brusquement ses esprits et s'aperçut qu'elle était restée plongée dans ses pensées plusieurs minutes, les yeux dans le vague. Anita la dévisageait.

-Oui, Anita, ça va très bien, répondit-elle.

La fillette retourna à ses recherches. Elisa aurait pu les aider, ça aurait été gentil. Mais elle savait, à présent... Elle savait  que l'auteur des messages avait emporté avec lui les fragments de tissu. Mirabelle aurait sans doute un nouveau pyjama.

Ce soir-là, l'anxiété régnait sur le dortoir numéro six. Personne ne dormit très bien. Encore une fois, Diane insista pour passer la nuit dans le lit d'Elisa.

 

Troisième jour

Le lendemain matin, rien ne semblait être arrivé. Les orphelines se levèrent, encore embrumées de sommeil, et s'habillèrent. Elles ne parlaient pas. Diane et Mirabelle restaient dans un coin, derrière Elisa. Pendant ces précieuses minutes, elles réussirent à penser que cette histoire n'était qu'un mauvais rêve, que tout était fini.

Ce n'est qu'en sortant du dortoir que leurs soupçons s'éveillèrent quelque chose. Les autres orphelines regardaient Garance bizarrement, et chuchotaient entre elles, pointant du doigt son visage. Garance en fut blessée, mais pas surprise : son visage était défiguré, à la suite de terribles évènements qui avaient provoqué la mort de ses parent. Elle était donc habituée à ce qu'on la dévisage. Mais Faustine, son amie intime, soupçonna quelque chose d'autre, car aucune orpheline n'était nouvelle et toutes connaissaient déjà Garance. L'enfant approcha donc son regard du visage de Garance, et étouffa un cri lorsqu'elle comprit.

Des boutons avaient poussé sur le visage de la fillette. Non pas des piqûres d'insectes comme celles qui surgissaient par dizaines l'été. Ceux-là étaient de vilains boutons, du même genre que ceux qui envahissaient la peau des orphelines les plus âgées. Sauf que Garance était loin d'avoir atteint cet âge-là. Et que les boutons d'acné n'étaient pas censés former des lettres :

"CINQ JOURS"

Voilà les mots que Faustine, horrifiée, lut à mi-voix. Les autres fillettes, protectrices, entourèrent Garance pour la soustraire au regard des autres et s'enfermèrent avec elle dans la salle de bain. Elles avaient choisi cette pièce parce qu'on y était tranquille à cette heure, mais c'était une mauvaise idée. Garance, par réflexe, jeta un coup d'œil au miroir fissuré. Dès qu'elle eut aperçu son reflet, elle cria, cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer bruyamment.

Les autres se regardèrent. Comme par hasard, il n'y avait là que les orphelines qui dormaient dans le dortoir numéro six. Elles tentèrent de consoler la fillette, mais celle-ci se retirait de leurs étreintes et s'éloignait de tous les regards, recroquevillée contre un mur. Aucune des enfants de l'orphelinat n'avait eu de chance dans sa vie, mais celle de Garance avait fait partie des pires que l'on puisse imaginer. Peu de personnes auraient pu supporter ce qui lui arrivait à présent. Pour elle, c'était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Elle paraissait être devenue folle. Chaque fois que quelqu'un évoquait l'idée d'ouvrir la porte, de sortir ou d'appeler à l'aide, elle hurlait et parfois même bloquait l'entrée. Les orphelines restèrent donc coincées dans la salle de bain. Au moins pouvaient-elles aller aux toilettes et boire. Et elles avaient l'habitude de la faim.

Alors que la lumière commençait à décliner, Garance finit par s'endormir. La plupart des fillettes en avaient fait autant. Elisa ouvrit silencieusement la porte, puis, doucement, les transporta dans leurs lits, avec l'aide de celles qui étaient encore éveillées. Puis elle attendit qu'il fasse nuit noire et se rendit à la cuisine déserte, accompagnée des enfants qui n'avaient pas froid aux yeux, ou, au contraire, de celles qui étaient trop peureuses pour rester dans la chambre sans Elisa. Les orphelines présente mangèrent un peu, puis emportèrent de la nourriture pour celles qui étaient restées en haut. Une fois que toutes se furent nourries, sauf les endormies (dont Garance, que personne n'avait osé réveiller), Elisa envoya tout le monde au lit.

 

Quatrième jour

Lorsque la lumière du jour la tira de son sommeil, Elisa parcourut du regard les trois rangée de cinq lits et vit tout de suite que l'un d'eux était vide. Et elle savait très bien à qui il appartenait. Garance avait disparu. Toutes les autres étaient encore endormies. Elle s'était sans doute réveillée la première et, voyant qu'elle était de retour dans le dortoir, s'était enfuie.

La cloche résonna à ce moment-là, indiquant à tout l'orphelinat qu'il était temps de se lever. La plupart des fillettes se redressèrent baillèrent, s'étirèrent, puis se figèrent en constatant la disparition de la pauvre Garance. Faustine se mit à sangloter.

Lorsque la cloche sonnait, les orphelines étaient censées se lever, réveiller les éventuelles dormeuses, s'habiller et descendre. Mais après l'enfermement de la veille des enfants du dortoir numéro six, Elisa se dit que désobéir un jour de plus ou de moins ne changerait pas grand-chose. Elle laissa dormir les fillettes que la cloche n'avait pas réveillées et réunit les autres. Elle leur fit un petit déjeuner avec les restes de la veille. Et comme la plupart des filles étaient terrifiées à l'idée d'être punies, elle déplaça un lit contre la porte pour la bloquer.

Les orphelines étaient assises en cercle, au milieu de la chambre. La plupart d'entre elles étaient encore en pyjama, pas coiffées. Certaines s'étaient à moitié habillées, avaient enfilé un gilet ou des chaussettes par-dessus leur tenue de nuit pour se tenir chaud. A les voir ainsi, frissonnantes, apeurées, silencieuses, elles paraissaient tellement fragiles et démunies, abandonnées. Orphelines. Diane et Mirabelle se tenaient côte à côte, serrées l'une contre l'autre, et Faustine leur tenait la main. Une par une, les dormeuses se réveillaient et venaient se joindre à cette assemblée silencieuse. Chaque fois que l'une d'entre elle se redressait dans son lit, tous les regards convergeaient vers elle jusqu'à ce qu'elle s'assoit dans le cercle.

L'une des dernières à se lever fut la petite Maybelle. C'était une fillette très jolie, avec un visage harmonieux décoré d'adorables taches de rousseur, des traits fins et délicats, d'immenses yeux d'un beau bleu turquoise, un petit nez pointu, une peau pâle et une volumineuse chevelure rousse et ondulée, plus longue que celle de n'importe quelle autre orpheline. Elle était si belle que même les habits miteux de l'orphelinat paraissaient élégants, sur elle.

Lorsque Maybelle s'assit sur son lit, toutes les orphelines fixèrent leur regard sur elle et poussèrent un cri de surprise. Maybelle les regarda d'un air inquiet et vaguement étonné.

-Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.

Personne ne répondit : elles ne pouvaient détacher leur regard d'elle, bouche bée, sans voix. Maybelle, incertaine, sortit de sa couverture et se leva de son lit. Elle remarqua alors, du coin de l'œil, un reflet roux sur son oreiller. Sentant venir le pire, elle leva lentement sa main, jusqu'à ses cheveux...

-Mes cheveux !

Les beaux cheveux longs de la fillette, dont elle était tellement fière, avaient été coupés, ne lui laissant plus que des mèches rousses ondulées d'une dizaine de centimètres. Elle se tourna alors vers l'oreiller. Des mots roux y étaient cousus : "C'est dans quatre jours". Ils étaient constitués des cheveux de Maybelle.

Toutes les filles se bousculèrent pour lire ce quatrième message. Maybelle recula pour leur laisser la place. Elle se tenait très droite, digne, mais ses lèvres tremblaient et des larmes brillaient dans ses yeux. Cependant elles ne coulaient pas, par la seule force de sa volonté. Elisa la prit dans ses bras et la serra contre elle pendant quelques secondes. Elle sentit des larmes muettes couler contre sa chemise. Lorsqu'elle se séparèrent, les yeux de la fillette avaient séché. Maybelle était digne et courageuse. Elle ne pleurerait plus. Mirabelle lui prit la main et l'emmena s'asseoir avec elle. Diane se grattait le dos de la main gauche.

A ce moment-là, des coups retentirent contre la porte. Pendant une seconde, le dortoir se figea. Puis toutes les filles se mirent à crier en même temps.

-Qu'est-ce qu'on fait ? Qu'est-ce qu'on fait ? hurla Vanina, totalement paniquée, avant de courir se cacher sous son lit.

La personne derrière la porte tournait à présent la poignée, essayant d'ouvrir.

-Il faut pas les laisser entrer ! Il faut pas ouvrir ! On ouvre pas, hein ? s'exclama Anita de sa voix aigüe.

-Bien sûr que non, répondit Maybelle, sinon on l'aurait déjà fait.

-C'est peut-être Garance ! cria Faustine.

Cette idée ramena le calme. Toutes les orphelines écoutaient anxieusement. La poignée tournait toujours. Une voix sèche résonna soudain :

-Ouvrez cette porte !

-C'est pas Garance, murmura Floriane pensivement.

-Et la fenêtre ? dit Charlène. Si ils entrent par la fenêtre ?

-Ne sois pas stupide, c'est beaucoup trop haut, la rassura Mirabelle.

Néanmoins, Elisa partit fermer la fenêtre.

-Calmez-vous, les filles, dit-elle. On va attendre ici, d'accord ? Il va rien nous arriver.

Attendre. Attendre quoi ? Attendre, terrorisée, la nuit et le nouveau message ? La nouvelle menace. Car Elisa était persuadée qu'il n'arriverait rien de bon quatre jours plus tard. Quoi qu'il se passe à ce moment-là, elle et les petites filles n'avaient absolument aucune raison d'être impatiente.

Constance avait prêté son bonnet blanc en laine à Maybelle pour cacher ses mèche courtes, et Vanina  lui avait brossé les cheveux. Elle était toute mignonne, à présent, dans sa tenue d'orpheline aux couleurs ternes et délavées, avec laquelle son bonnet contrastait par sa blancheur. Elle jouait avec deux petites filles, calmement, dans un coin, et invitait toutes celles qui passait à proximité à se joindre à elles. Peu à peu, de plus en plus de fillettes mettaient leurs soucis de côté pour participer au jeu. Elisa ne put retenir un sourire en les voyant. Elle n'en avait pas espéré tant. Une heure ou deux étaient passées ; les orphelines étaient rassemblées en petits groupes, discutant ou jouant. Les pichets d'eau posés sur les tables de nuits étaient presque vides. Certaines commençaient à vouloir aller au toilettes. Faustine était restée toute seule dans son coin. Elle se leva soudainement et déclara :

-On peut pas laisser Garance ! Je vais partir la chercher !

-Moi aussi ! s'écrièrent deux enfants en même temps.

C'étaient Sidonie et Maybelle, deux petites filles courageuses, qui venaient de proposer leur candidature. Elisa se leva à son tour et prit la parole.

-Pas toi, Maybelle. Tu en as assez fait aujourd'hui. Vous pouvez y aller toutes les deux, c'est plus discret. Je voudrais bien venir avec vous mais... Je peux pas, les autres ont besoin de moi.

Sidonie et Faustine hochèrent la tête et se prirent la main. Sidonie proposa :

-On peut en profiter pour ramener des choses.

-Bonne idée, dit Elisa, mais surtout, soyez prudente, d'accord, c'est pas grave si vous y arrivez pas. On a besoin de...

Elle se tut un instant pour réfléchir, et Anita lança :

-De quoi manger.

-Et boire ! ajouta Adèle.

-Et il faudrait une crème de l'infirmière, termina Elisa, pour Diane qui n'arrête pas de se gratter, et pour les boutons de Garance, si vous la trouvez.

Diane rougit. Elisa et les autres orphelines débloquèrent la porte, et Faustine et Sidonie sortirent furtivement. Une fois que l'armoire qui bloquait la porte fut remise en place, Elisa proposa une partie de chat. Les petites acceptèrent, surtout pour oublier leur inquiétude : trois des orphelines du dortoir étaient à présent parties et les autres n'avaient aucun moyen de savoir où elles étaient. A cause de son caractère responsable et protecteur, Elisa se sentait coupable d'avoir laisser partir deux enfants, livrées à elles-mêmes, mais elle n'avait pas eu le choix : elle s'inquiétait également beaucoup pour la pauvre Garance.

Le temps passa, Faustine, Sidonie et Garance ne revenaient pas. Une gamine débrouillarde avait improvisé des toilettes dans la chambre. Au fur et à mesure, que la nuit approchait, la peur des orphelines augmentait. Toutes celles qui n'avaient pas encore été victimes des messages craignaient que leur tour ne vienne. Quand le soir tomba, Elisa ne parvint plus à supporter de les voir ainsi paralysée par l'angoisse. Elle les réunit en cercle, comme le matin. Elle parcourut leur ronde du regard un instant avant de prendre la parole. Il n'y avait plus qu'une douzaine d'orphelines. Diane ne parlait plus du tout, et Maybelle reculait derrière les autres pour cacher ses cheveux. Mirabelle avait dormi toute habillée les dernières nuits.

-Ne vous inquiétez pas, commença Elisa. On va plus se laisser faire.

Elle expliqua son plan aux petites filles. Quand elle eut terminé, toutes acceptèrent. L'idée était très simple et non dépourvue de risques, mais elle avait toutes les chances de marcher. Elles n'avaient plus qu'à attendre la nuit pour la mettre en pratique. Les enfants avaient toujours peur, mais elles avaient retrouvé un peu d'espoir, et leurs yeux brillaient un peu plus.

Dès qu'il fit totalement noir, Floriane demanda :

-On y va ?

-Pas encore, ma puce, répondit Elisa. Il faut attendre que tout le monde dorme.

Et Mirabelle, qui venait de penser à quelque chose chuchota :

-Mais si les autres reviennent pendant qu'on est pas là ?

Personne n'avait eu cette idée avant, et les petites se mirent à chuchoter entre elles prise d'inquiétude. Diane, quand à elle, se fraya un chemin jusqu'à Elisa et, sans un mot, lui tendit un morceau de craie qui servait à dessiner des marelles.

-Bravo, Diane, c'est une excellente idée, la félicita Elisa.

Puis la jeune fille s'adresse à tout le monde.

-Elles savent lire ?

C'était loin d'être le cas de tout le monde à l'orphelinat. Ariane rompit le silence.

-Garance sait.

Espérant que Sidonie et Faustine la trouveraient, Elisa traça donc son message sur le mur de pierre :

"GARANCE, SIDONIE, FAUSTINE,

NE VOUS INQUIETEZ PAS

ON REVIENT DEMAIN MATIN."

Environ une heure plus tard, elle estima que tout le monde devait être endormi. Elle débloqua une nouvelle fois la porte, l'ouvrit et laissa sortir les onze fillettes, puis sortit à son tour et referma silencieusement la porte. Avec son groupe d'enfants qui la suivait comme une ombre, elle se dirigea vers le dortoir numéro huit, le dernier de l'orphelinat. Il n'y avait aucun bruit. Tout doucement, très lentement, elle ouvrit la porte. Toujours aucun bruit, hormis celui des longues inspirations et expirations des dormeuses.

-Mirabelle, Diane, chuchota-t-elle, vous allez venir dans ce dortoir. Les autres, attendez ici.

Les deux petites filles qu'elle avait appelé la suivirent à l'intérieur. Elle les guida chacune vers un lit contre un mur, éloigné de la porte et de la fenêtre, dans un recoin sombre. Chacune à son tour, elles se glissèrent sous le lit et s'y dissimulèrent. La jeune fille ressortit dans le couloir où l'attendait les autres petites. Elle passa ensuite au dortoir numéro sept, où elle laissa Constance et Maybelle. Et ainsi de suite : dans chaque dortoir n'étant pas le numéro six, elle laissait deux petites orphelines, jusqu'à ce qu'elle arrive à l'avant-dernier, le numéro deux. Il ne restait plus qu'elle et Prunelle. Elle désigna un lit à Prunelle, et enfin, se cacha elle-même.

L'idée d'Elisa était simple. Chaque nuit depuis le samedi précédent, un message apparaissait sur une orpheline dans le dortoir numéro six. Si personne n'y dormait, logiquement, il n'y aurait plus de messages... Voila pourquoi elle avaient déserté leur chambre.

Elisa eut un peu de mal à s'endormir, mais y parvint finalement, bercée par les respirations qu'elle entendait juste au-dessus d'elle.

 

Cinquième jour

Elisa se réveilla brusquement en entendant bouger l'orpheline qui dormait sur le lit qui la dissimulait. Elle avait mal. A peu près partout. C'était normal : elle avait dormi directement sur le sol de pierre du dortoir numéro deux. La jeune fille se retourna. Sous le lit d'à côté, Prunelle dormait paisiblement.

Elisa avait mal partout... mais particulièrement à l'avant-bras. Elle le sentait bien maintenant qu'elle était mieux réveillée, et ce n'était pas une courbature. Elle toucha sa peau et sentit ce qui pouvait être une égratignure. Pourtant, elle ne se souvenait pas s'être blessée à cet endroit. D'après les bruits qu'elle entendait, tout le dortoir était encore endormi. Un seul son différait des autres : un tic-tac régulier provenant de la table de nuit adjacente à son lit.

Une idée horrible vint à l'esprit de la jeune fille : si, pendant que les autres orphelines s'habillaient, quelqu'un ouvrait la porte du dortoir numéro six et entrait ? Sans refuge, elles seraient alors obligées de se rendre. "Jamais !" pensa la jeune fille, aussi combative que les plus farouches des révolutionnaires. Le tic-tac qu'elle avait entendu lui revint alors en mémoire et elle réalisa qu'elle savait ce qui était à l'origine de ce son. Une montre. L'orpheline qui la possédait avait beaucoup de chance : ces objets étaient rares.

Prudemment, Elisa sortit à demi de sa cachette, tendit le bras vers la table de nuit et attrapa la montre. Elle savait lire l'heure car il y avait une horloge dans la salle de chant. Les aiguilles indiquait qu'il restait un quart d'heure avant que la cloche ne sonne. Elisa n'hésita pas. Elle se dégagea du lit, réveilla Prunelle et l'entraîna vers la sortie. Mais à mi-chemin, Elisa se figea. Du lit devant lequel elles venaient de passer ne s'élevait pas le bruit de respiration profonde caractéristique des endormis. Elle se retourna. Dans ce lit brillaient deux yeux vert émeraude, grand ouverts, qui la fixaient.

Elisa respira un grand coup, paralysée. Prunelle n'osait rien dire de peur de réveiller quelqu'un. Elisa fit un pas en arrière. Les deux yeux verts ne bougeaient pas. Alors, tenant toujours Prunelle par la main, elle marcha vers la sortie le plus vite possible, puis regagna son dortoir et referma précipitamment la porte.

Quelqu'un se tenait debout au milieu du dortoir et se retourna en les entendant entrer. Prunelle et Elisa reconnurent Garance, portant un masque.

-Je viens juste d'arriver, dit-elle d'une voix étrangement calme. Sidonie et Faustine m'ont aidée.

-Où sont-elles ?

Garance baissa les yeux.

-Je suis désolée. Elles se sont fait prendre. J'ai rien pu faire.

Elle se tut un instant puis reprit :

-J'étais en train de lire ces messages.

Elle désignait le mur d'en face où s'étendait le message d'Elisa :

"GARANCE, SIDONIE, FAUSTINE,

NE VOUS INQUIETEZ PAS

ON REVIENT DEMAIN MATIN."

Et en dessous :

"VOUS SAUREZ TOUT DANS TROIS JOURS."

Et enfin :

"ET N'ESSAYEZ PLUS DE ME RESISTER."

Ces deux dernières phrases étaient faites d'un liquide rouge brillant. Mal à l'aise, Elisa regarda son avant-bras droit. Prunelle fit de même. Elles y avaient toutes les deux une fine ligne de sang. Garance leva son propre bras et à la lumière de la lune, elles y distinguèrent la même cicatrice.

-Au fait, dit Garance, Faustine m'a dit de ramener tout ça.

Elle montra du doigt un coin où elle avait déposé tout ce qu'Elisa avait demandé.

-Garance, déclara cette dernière, tu es un ange.

Il n'y avait plus qu'à attendre le matin. Garance ne disait rien. Elisa non plus : elle se sentait terriblement coupable à cause de ce qui était arrivé à Faustine et Sidonie. Elle se demandait également si le sang de chaque orpheline du dortoir avait aussi été utilisé pour écrire sur le mur. C'était donc la petite Prunelle qui faisait la conversation. Elle n'était à l'orphelinat que depuis peu de temps et aimait parler, avec un peu de mélancolie, de son ancienne vie.

-... et la soupe de baies, répétait-elle. Maman faisait une soupe de baies super bonne.

Ce détail anodin semblait avoir beaucoup d'importance à ses yeux.

Enfin, la cloche sonna. Elisa, Garance et Prunelle s'assirent contre la porte au cas où quelqu'un tenterait d'ouvrir. Patiemment, elles attendirent qu'il n'y aie plus aucun bruit dans l'étage : c'était le moment où les autres devaient revenir dans le dortoir. Elisa espionnait le couloir par la serrure, et fit entrer Charlène et Anita dès qu'elles se présentèrent. Et ainsi de suite. Les fillettes arrivaient par deux, voire quatre ou plus. Elles étaient toutes courbaturées, avaient passé une mauvaise nuit pour la plupart, et chacune présentait une ligne de sang sur son avant-bras droit.

-Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, Constance est cachée sous sa couette, plus moi, ça fait onze, Faustine et Sidonie ne reviendront pas, treize... Où sont Vanina et Floriane ?

Personne ne le savait.

-Elles dormaient dans le numéro cinq, dit Ariane. On était juste à côté, Adèle et moi. Et on a entendu des bruits bizarres, pas vrai, Adèle ?

Adèle acquiesça.

Les sourires qui avaient commencé à fleurir sur les visages des enfants du dortoir disparurent. Elles mangèrent un peu, mais le cœur n'y était pas. Quatre orphelines manquaient à présent à l'appel : Faustine, Sidonie, Floriane et Vanina.

Heureusement, Garance avait ramené de la cuisine un énorme sac de nourriture. En faisant attention, elles en avaient assez pour trois jours. Et après... Ce qui arriverait après, Elisa préférait ne pas y penser. Mais pour le meilleur ou pour le pire, elle n'auraient sans doute plus besoin de se débrouiller pour se nourrir.

Diane interrompit les pensées d'Elisa en lui montrant sa main gauche. Elle s'était tellement grattée que la peau était devenue toute rouge. On distinguait à peine le premier des messages, celui qui avait tout déclenché.

-Oh, j'avais oublié. Tu veux de la crème, c'est ça ?

La fillette hocha la tête et fit un timide sourire. Elisa attrapa la crème apaisante et lui en étala sur le dos de la main. Diane remua les lèvres comme pour articuler "merci" et partit jouer avec Mirabelle. Timidement, Charlène vint voir Elisa et lui demanda :

-Tu chantes une chanson ?

Toutes les filles de l'orphelinat allaient en cours de chant, mais elles chantaient toujours les mêmes choses. La jeune fille, elle, connaissait depuis toujours beaucoup de chansons qu'elle ne se souvenait même pas d'avoir apprises. Elle demanda donc le silence et entonna sa comptine préférée, qui était aussi la plus étrange :

Mais ce jour-là, je partirai

Et je ne reviendrai jamais

Je marcherai tout droit plus loin que le bout du monde

Et j'arriverai à mon palais

Là où le bonheur est roi au mois de mai

Mais ce jour-là, je partirai

Et je ne reviendrai jamais

Je m'envolerai plus haut que les plus hauts nuages

Jusqu'à un paradis ailé

Et j'y vivrai parmi les anges au mois de mai

Mais ce jour-là, je partirai

Et je ne reviendrai jamais

Car je mourrais pour le plus lointain des voyages

Je retrouverai des amis

Des frères et sœurs tous disparus au mois de mai

Les fillettes applaudirent. Cette chanson était tellement différente de celles qu'on leur enseignait qu'elles l'appréciaient spontanément.

Les orphelines restantes du dortoir numéro six passèrent ce mercredi dans l'attente, faisant semblant d'oublier leurs craintes en s'occupant. Mais elles avaient du mal à sourire. Elisa les regardait en ressassant ses pensées. Elle jouèrent à tous les jeux qu'elles aimaient, puis celles qui connaissaient des histoires les racontèrent aux autres. C'était à présent la fin de l'après-midi, et les enfants ne savaient plus quoi faire. Elles eurent finalement l'idée de se mettre à chanter. Elisa sourit en entendant leur chœur dissonant. Ariane s'assit à côté d'elle.

-On va plus essayer de quitter le dortoir cette nuit, pas vrai, Elisa ?

La jeune fille secoua la tête.

-Non, ça a servi à rien. Et il faut plus qu'on se sépare. Je veux pas qu'il vous arrive la même chose qu'à Floriane et Vanina.

Cette nuit-là, les orphelines se couchèrent tôt et ne dormirent pas très bien. Pour se rassurer, elles dormaient à présent à deux ou trois par lit. Elles avaient laissé les volets ouverts et le croissant de lune brillant leur redonnait confiance.

 

Sixième jour

Elisa laissait vagabonder ses pensées dans le silence matinal du dortoir. Elle se retourna dans son lit, puis ramena sa couverture par-dessus sa tête. Soudain elle entendit un bruit étrange : crac. Puis une voix qui grésillait résonna, chantonnant sur l'air du dernier vers des couplets de la chansonnette d'Elisa : "Là où le bonheur est roi au mois de mai".

Sauf que cette voix disait, en boucle :

"Il n'y a plus que deux jours avant la fin..."

C'était une voix masculine adulte, au ton légèrement moqueur comme s'il voulait ridiculiser la jeune fille en la singeant.

Toutes les petites filles se réveillaient en râlant. Puis elle s'immobilisaient en constatant que la phrase sans cesse répétée ne provenait pas de leurs cauchemars. Au fond du dortoir, juste sous la fenêtre, se trouvait un de ces appareils coûteux et encombrants qui pouvaient enregistrer et reproduire n'importe quel son. Elisa en avait entendu parler, mais elle n'en avait encore vu qu'en images. Elle se pencha et appuya sur un bouton. Aussitôt la voix s'éteignit. La jeune fille se redressa. Elle était blême.

-Est-ce que l'une de vous avait appuyé sur le bouton?

Toutes les fillettes secouèrent la tête. Elisa frissonna. Quelqu'un avait pénétré dans le dortoir et démarré l'appareil, alors qu'elle était réveillée. Puis cette personne était ressortie, en moins d'une seconde, sans qu'elle s'en aperçoive. Comment ? Cela paraissait impossible, à moins d'être enchanteur. La jeune fille jeta un coup d'œil à la fenêtre, qui était toujours fermée, et d'ailleurs ne pouvait s'ouvrir que depuis l'intérieur.

Elisa ne dit rien, mais les enfants comprirent. Elles savaient toutes à présent que la vie telle qu'elle l'avaient connue jusqu'à présent serait définitivement terminée dans deux jours. Ou peut-être même, tout simplement, leur vie... Elles devaient coûte que coûte faire semblant de ne pas y penser. Elisa était toute blanche, elle tremblait et ne parvenait plus à ouvrir la bouche. Maybelle le remarqua et entraîna les autres, sous le prétexte d'un nouveau jeu, à l'autre bout de la pièce, pour lui laisser un minimum d'intimité. En même temps, elle se retourna et adressa un petit sourire à Elisa, qui lui répondit par un regard reconnaissant. Elle s'était dit une fois que Maybelle serait sans doute comme elle, un jour, veillant sur les plus jeunes orphelines. A présent bien sûr, il n'y avait plus beaucoup de chance pour que cela n'arrive...

Les enfants avaient vite compris le fonctionnement de l'appareil, qui était très simple, et elle s'amusaient à enregistrer leurs paroles. Elisa ne leur avait pas reparlé depuis le matin. Elle était assise sur un lit près de la porte. Immobile. Silencieuse. Elle pleurait. Sans qu'elle s'y attende, Adèle vint se blottir contre elle et murmura simplement :

-Elisa, j'ai peur.

-Je sais, ma princesse. Moi aussi. On peut rien faire.

Et elle la serra contre elle. Elles restèrent ainsi un moment, sans bouger, avec en fond sonore la voix enregistrée de Prunelle qui répétait : "Est-ce t'as appuyé, Charlène ? T'as appuyé ? Mais dis...Crac. Est-ce que t'as..."

Puis Adèle reprit :

-Mais là j'ai vraiment trop peur. J'ai tellement peur que je voudrais que tout s'arrête pour plus rien penser pour plus avoir peur.

Elisa ne répondit pas. Mais la petite fille, qui avait environ sept ans et la tête pleine de rêves poétiques, continua sur sa lancée :

-Et aussi je m'ennuie. Et j'ai l'impression que y a plus que deux jours dans ma vie et qu'après il n'y aura plus rien, et qu'on peut rien faire pendant les derniers jours de notre vie parce qu'on est bloquées ici.

De nouveau, Elisa ne répondit pas. Mais cette fois-ci, Adèle se tut. Visiblement, parler de ce qu'elle ressentait lui avait allégé le cœur, car elle repartit rire avec ses amies.

C'est ainsi que passa cette journée qui les rapprochait encore de la fin. Même si cela n'avait apparemment aucun effet, Diane avait étalé presque toute la crème du tube sur sa main. Garance la lui avait laissée : elle avait gardé son masque et il la satisfaisait pleinement.

Cette nuit-là dans le dortoir numéro six, comme l'appréhension était à son comble, personne ne dormit vraiment. Les orphelines somnolaient un peu, puis se réveillaient et replongeaient lentement dans un demi-sommeil...

 

Septième jour

Alors qu'Elisa ouvrait les yeux une énième fois, elle vit que la lumière du soleil filtrait à travers les volets. C'était le matin, cette nuit interminable était enfin finie. La jeune fille n'avait plus sommeil ; elle venait de se souvenir d'un détail important. Diane, pelotonnée contre elle, était la plus proche, et ce fut donc à elle qu'elle en fit part en premier.

-Diane, murmura-t-elle, tu sais quel jour on est aujourd'hui ?

La petite fille articula silencieusement : "Vendredi".

-Diane, on est pas n'importe quel vendredi. On est le jour de la sortie.

Une fois par an, l'orphelinat organisait une excursion à la campagne qui durait de l'aurore jusqu'en fin d'après-midi. A cet occasion, l'orphelinat était déserté par toutes, orphelines et surveillantes. Ce qui signifiait...

-On a tous l'orphelinat rien que pour nous ! hurla Diane, oubliant sa douleur à la main.

Elle sauta du lit et tomba. Elisa regarda ce qui l'avait fait trébucher : une ligne creusée dans le sol de pierre. Cette ligne continuait pour former un M. En fait, il y avait six immenses lettres gravées sur le sol.

MINUIT.

Diane se releva. Elle aussi avait vu. Elles échangèrent un regard et se mirent tacitement d'accord pour ne pas parler de ce message aux autres. Elles s'inquiétaient déjà suffisamment sans cela.

Le cri de Diane avait réveillé les autres, qui avaient tout de suite compris et se levaient avec de grands sourires. Elles débloquèrent la porte et se précipitèrent à l'extérieur, courant dans les couloirs, pénétrant dans toutes les pièces dont la porte n'était pas fermée à clé. Il n'y avait que dix fillettes, mais elles faisaient autant de bruits que si elles avaient été cinquante. Quand elles eurent fini de se défouler, Prunelle proposa une partie de cache-cache. C'était Elisa qui comptait, comme toujours. Elle ferma les yeux et compta à haute voix jusqu'à cent. Quand elle eut terminé, il n'y avait plus personne autour d'elle et elle n'entendait aucun bruit.

La jeune fille décida de commencer par le rez-de-chaussée. Il y avait une excellente cachette, où au moins une personne avait chaque fois l'idée de se dissimuler. C'est cette cachette qu'Elisa vérifia en premier. Elle avait vu juste : une fillette s'y tenait recroquevillée sur elle-même, lui tournant le dos.

-Trouvée !

L'enfant poussa un petit cri et se retourna.

-Vanina ? Qu'est-ce que tu fais là ?

Vanina se mit à pleurer. Elisa la prit dans ses bras. Elle remarqua que la petite fille avait les lèvres sèches, et lui donna un peu d'eau. Enfin, elle put raconter son histoire.

-J'étais sous le lit de Léa dans le numéro cinq. Quand elle s'est levée elle m'a vu alors je suis sortie. Floriane était encore cachée mais elle a crié et du coup ça a déconcentré les autres et j'ai couru. Elle m'ont poursuivie mais je me suis cachée ici et personne m'a trouvée. Je suis restée ici toute seule depuis mercredi matin...

Et elle fondit à nouveau en larmes. Mais elle trouva tout de même le temps d'ajouter :

-Faustine, Sidonie et Floriane sont parties à l'excursion avec les autres. Elles dorment dans d'autres dortoirs maintenant. Mais je sais pas où est Garance... Elle a dû se cacher comme moi.

-Ne t'inquiètes pas, Garance est avec nous. Elle va bien. Elle porte un masque maintenant. Bon, il faut que j'aille chercher les autres sinon elles vont se faire du souci. Tu veux bien m'aider ?

Vanina hocha la tête et elle partirent.

Après environ une heure passée à chercher, trouver, poursuivre, retrouver les jeunes orphelines, Elisa les avait réunies dans le réfectoire. Avec elle-même, elles étaient au nombre de huit. Elisa s'exclama d'un ton enjoué :

-Il faut encore chercher Constance, Mirabelle, Anita et Prunelle. Tout le monde m'aide ?

Les fillettes acquiescèrent et s'éparpillèrent, chacune dans une partie de l'orphelinat, avec pour consigne de retourner dans la cuisine un fois qu'elles aurait fini.

Elles arrivèrent dans la cuisine une par une, toutes bredouilles. Elisa étaient anxieuse, à présent. Il y avait un signal pour les jeux de cache-cache, à utiliser pour faire revenir les joueurs en cas d'urgence. Ce signal était tout simplement le mot "urgence". Les orphelines se répartirent à nouveau pour le crier dans tout l'orphelinat. Puis elles se retrouvèrent encore dans le réfectoire.

Seule Prunelle était de retour.

Elisa s'était assurée avant de commencer à jouer que tout le monde connaissait le signal, et elle savait qu'aucune des orphelines ne l'aurait ignoré simplement pour gagner. Mirabelle, Constance et Anita devaient avoir un problème.

La jeune fille répartit les petites en équipes de deux pour chercher les fillettes manquantes. Ainsi aucune d'entre elle n'était seule. Elles passèrent l'après-midi à chercher. Régulièrement, Elisa consultait la montre qu'elle avait pris sur la table de nuit du dortoir numéro deux pour savoir dans combien de temps revenaient les autres. Finalement, le cœur serré, elle dut ramener les huit fillettes restantes avec elle dans leur dortoir. Les enfants, désemparées, marchaient le regard baissé. Celles qui ne l'avaient pas vu le matin purent donc lire, dès qu'elles entrèrent, l'inscription "MINUIT" toujours gravée dans le sol du dortoir. Elles passèrent le reste de la soirée à pleurer et chuchoter entre elles. Les survivantes du dortoir numéro six n'étaient plus que neuf ; Constance, Faustine, Mirabelle, Anita et Sidonie manquaient désormais (définitivement ?) à l'appel.

La nuit tombait. Sans doute la dernière nuit. Les orphelines avaient trop d'appréhension pour dormir. Elles ne firent même pas semblant, d'ailleurs. Elles se contentèrent de se réunir au centre de la pièce, le plus proche possible les unes des autres. Elisa avait gardé la montre. Elle regardait anxieusement les aiguilles approcher, inexorablement, de l'heure fatidique de minuit.

L'orphelinat était silencieux, à présent. Tout le monde devait dormir. Soudainement, trois coups retentirent contre la porte et une petite voix se fit entendre de l'autre côté :

-C'est nous !

Elisa poussa un cri de surprise.

-Faustine !

Oubliant toute prudence, elle ouvrit précipitamment la porte. Heureusement, celles qui se tenaient derrière n'étaient autre que les cinq disparues. La jeune fille les fit entrer et referma, mais sans bloquer la porte. Quelle importance à présent ?

-Désolée, commença Constance. On était cachées dans la cour et on a pas vu le temps passer. Personne nous a cherché là-bas, et quand il sont revenus de l'excursion ils nous ont trouvées.

-En entrant on a vu le message, continua Sidonie, alors on a attendu que tout le monde dorme et on a réussi à s'échapper pour revenir ici.

-Le message ? releva Elisa, les sourcils froncés. Quel message ?

-Je leur avais laissé un message bien en vue dans l'entrée, intervint timidement Ariane. Juste pour leur dire d'essayer de revenir. J'avais pas osé vous en parler.

Le dortoir numéro six était donc de nouveau au complet, pour la première fois depuis le mardi matin. Les fillettes étaient contentes de voir revenir leurs amies, mais cela ne diminuait en rien leur terrible angoisse à l'approche de minuit. Elles étaient assise, immobiles, sur le sol en pierre. Il faisait si noir qu'elles ne pouvaient même pas distinguer le visage des personnes assises juste à côté d'elles. Rien ne bougeait. Le seul bruit était le tic-tac inébranlable de la montre indiquant l'heure :

Onze heures.

Onze heures et demi.

Minuit moins le quart.

Minuit moins dix.

Minuit moins cinq...

 

Le lendemain matin, lorsque le personnel de l'orphelinat ouvrit la porte du sixième dortoir, toutes les orphelines qui y dormaient avaient disparu, sauf Adèle, endormie dans son lit. Tout était en ordre à l'intérieur, comme si les quatorze disparues étaient simplement descendues pour une journée de classe. Nul ne les revit jamais. Bientôt de nouvelles arrivantes peuplèrent cette chambre, sans se douter de son histoire sinistre. Quand à la petite Adèle, personne ne parvint jamais à la sortir de son lourd sommeil.

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