Colombe-3 (suite et fin !)

02/12/2013 19:36

Une pensée lui traverse soudain l'esprit.

-Ellen, il faut que je passe chez moi récupérer quelque chose. C'est important.

Elle pense qu'Ellen ne va pas être d'accord, mais à sa grande surprise, elle se contente de répondre :

-Bien sûr. De toute façon, il faut que j'y passe, j'ai laissé mes affaires là-bas. J'y suis d'abord allée pour voir si tu y étais.

Arrivée à sa maison, Mathilde entre discrètement et se dirige vers sa chambre. Le dessin d'Alice est accroché au mur. Elle le détache, le plie et le glisse dans sa poche. Puis elle prend les précieuses boucles d'oreilles sur sa table de nuit et les mets en prenant le risque de ne pas les désinfecter. Puis elle ressort. Ses parents n'ont apparemment rien remarqué.

Ellen l'attend avec deux sacs à dos. Elle lui en tend un.

-Tiens, j'ai préparé ça pour toi. Tu peux mettre tes affaires dedans si tu veux.

Mathilde sort la feuille de sa poche en se demandant si Ellen va s'énerver et lui dire que ça n'avait rien d'important d'emporter ce dessin. Mais, encore une fois, elle se trompe. Son amie lui demande doucement :

-Je peux voir ?

Elles regardent ensemble le dessin.

-C'est un cadeau, explique Mathilde en le rangeant, émue. J'y tiens beaucoup. Je ne pouvais pas partir sans.

-Je comprends.

Et elles s'envolent à nouveau. Mais cette fois, elles partent définitivement.

 

-Alors, où tu veux aller ?

Une journée s'est écoulée depuis la fuite de Mathilde. Ellen paraît avoir un but bien précis, mais n'en parle pas ; c'est pourquoi la jeune fille vient de lui poser cette question. Ellen ne répond pas.

-Tu as toujours l'air triste, dit-elle à la place.

Un larme glisse sur la joue de Mathilde.

-Ne t'inquiète pas, continue Ellen. Tu le retrouveras sûrement. Il faudra bien que la paix reviennent pour nous. Tu en es le symbole, non ? Tu es le symbole de la paix, a dove, j'ignore le nom de cet oiseau en français.

-Colombe. C'est comme ça qu'il m'appelait, murmure Mathilde. Au fait, tu m'as pas répondu : tu veux aller où ?

-Je te préviens, tu vas trouver ça bizarre.

Elle s'allonge. Mathilde fait de même et elles contemplent le ciel.

-Dans le ciel, commence Ellen, il y a des nuages. Parfois on a l'impression qu'il n'y en a pas, mais c'est une illusion d'optique. En réalité le ciel est couvert de nuages qui sont tellement haut qu'on les voit en bleu. C'est les plus hauts nuages. Et au-dessus...

Elle fait une pause, rêveuse.

-Au-dessus, c'est là que je rêve d'aller. J'y suis prête. On peut y aller ensemble, toi et moi.

-Mais qu'est-ce qu'il y a, au-dessus de ces nuages ?

-Je n'en sais rien ! L'Olympe des dieux grecs, le Paradis, qui sait ? Personne n'y est jamais allé. C'est le mystère qui est intéressant. Je veux franchir les limites du monde connu. Ca sera très dur. Il faudra monter vraiment très haut. Mais je suis sûre qu'on peut le faire.

Mathilde n'y croit pas. Pour elle, les rêves, c'est depuis longtemps quelque chose qu'elle ne peut pas se permettre. Mais après tout, Ellen l'a protégée. Elle a pris des risques pour la sauver, alors que personne ne lui avait rien demandé et qu'elle aurait très bien pu s'enfuir immédiatement. La moindre des choses que Mathilde peut faire en échange, c'est respecter ses espoirs et l'accompagner.

-Pour l'instant, reprend Ellen, reposons-nous. Ce soir, il faut qu'on parte. On pourra pas se cacher ici très longtemps.

Elles se trouvent au milieu d'une forêt, sur une montagne. Un endroit où personne ne vient. Pour le moment, en tout cas. Mais comme le dit la jeune fille, ça ne peut pas durer.

Mathilde s'endort rapidement.

 

-Réveille-toi ! Il faut partir vite !

Ca y est, il fait nuit noire. Ellen est prête à décoller, et ce n'est pas une expression. Mathilde, encore à moitié endormie, attrape son sac à dos. Puis elle vérifie, sans même y penser, qu'elle porte bien ses boucles d'oreilles et que ses badges sont accrochés à l'emplacement de son cœur.

-Allez, viens, Dove. J'ai réfléchi, et le meilleur endroit où aller, c'est en Ecosse. Dans les Highlands, ça sera impossible de nous trouver. Evidemment, le risque, c'est de se perdre nous-mêmes.

Mathilde est enfin prête. Main dans la main, elles s'envolent. Malgré la pénombre qui les protège, elles prennent leurs précautions, volent haut et évitent la lumière des villes. Elles ne se parlent pas, regardent droit devant elle, vers le nord. Elles se tiennent toujours par la main, et ce simple contact réchauffe Mathilde et lui donne du courage.

Au petit matin, elles se posent enfin, dans un cirque visiblement désert. Elles s'écroulent aussitôt de fatigue. Leurs ailes sont endolories après ce long vol.

-On pourra pas faire ça toutes les nuits, déclare Colombe. On tiendra pas.

-Tu as raison. Le problème c'est qu'ici on est encore moins en sécurité que là où on était hier... On peut pas rester là plusieurs jours.

-Qu'est-ce qu'on va faire alors ?

Elles se taisent, réfléchissant toutes les deux à ce qui va se passer par la suite. Après de longues minutes, Mathilde trouve la seule solution possible.

-Il faut qu'on trouve de l'aide.

La première réaction d'Ellen est violente.

-Non !

Elle respire profondément pour se calmer, puis continue :

-Jamais. On ne peut faire confiance à personne.

-Tu as peut-être une meilleure idée ? réplique Mathilde.

Ellen ne répond pas, la tête baissée, des larmes d'impuissance dans les yeux. Elle finit par secouer la tête.

-Bon, d'accord, tu as peut-être raison, Dove. Mais par contre, je crois qu'on devrait s'arranger pour avoir accès à un ordinateur. C'est pas prudent, mais on est coupées du monde et c'est pas bon.

Mathilde accepte. Apparemment, Ellen aura toujours le dernier mot et les meilleures idées. Mais après tout, elle a dix-sept ans et c'est grâce à elle que Mathilde s'est enfuie à temps. Elle lui fait entièrement confiance, même si elle la connait à peine.

Pendant toute la journée, les deux jeunes filles mettent au point leur plan pour consulter un ordinateur. A la nuit tombée, elles sortent du cirque et se dirigent vers le village le plus proche. C'est là que commence la difficulté. Elles ne doivent pas être repérées. Heureusement, c'est un petit village où l'on se couche tôt, et les rues sont désertes. Néanmoins, pour plus de sûreté, elles cachent leurs ailes sous leurs vêtements et marchent.

-Celle-là, décide soudain Ellen.

Elle désigne une maison parmi les autres.

-Tu es sûre ?

-Il faut bien en choisir une, de toute façon, et on va pas y passer la nuit.

Si elles ont de la chance, la maison sera déserte. Sinon, les habitants dormiront et elles devront être très prudentes. Et si elles sont très malchanceuses, ils ne dormiront pas...

La maison choisie comporte une cheminée. Mathilde et Ellen ressortent leurs ailes et se posent sur le toit. Mathilde, la première, se glisse dans l'étroit conduit de cheminée et se laisse descendre. Elle atterrit pêle-mêle en soulevant un nuage de poussière noire et se relève aussitôt. Il n'y a aucun bruit dans la maison. Soit les habitants sont absents, soit ils dorment profondément.

Ellen arrive à son tour, noire de suie.

-Heureusement qu'on est minces, sinon on serait jamais passées. Je crois définitivement plus au père noël.

Mathilde regarde autour d'elle. Elles se trouvent dans un salon. Il y a quelques jouets d'enfants, et là, sur une table...

-Regarde Dove ! Un ordinateur portable.

Mathilde est soulagée. Elles ont eu de la chance, dès la première tentative. Ellen ouvre l'ordinateur et appuie sur un bouton. Puis elles attendent, le sourire aux lèvres, qu'il s'allume, pendant quelques minutes.

Soudain, Mathilde fronce les sourcils. L'écran affiche la phrase : "Ecrivez le mot de passe", suivi d'un espace pour écrire. Elle se tourne vers Ellen pour le lui dire, mais celle-ci regarde un point derrière Mathilde d'un air effrayé.

La jeune fille se retourne. Un couple se tient dans l'entrée du salon. L'une des deux personnes cherche l'interrupteur à tâtons et allume la lumière.

-Colombe ! s'écrit une petite voix.

Une fillette jaillit de derrière ses parents et saute dans les bras de Mathilde.

-Alice !

Mme Neil lui sourit.

-Colombe, c'est vous ! Nous avons eu peur.

-Je suis désolée, répond Mathilde. On ne savait pas que c'était chez vous. Ellen, je te présente la famille Neil. J'ai sauvé la vie d'Alice pendant les vacances.

Ils continuent de discuter ainsi. La famille Neil, et particulièrement Alice, est très heureuse de revoir Mathilde et prête à l'aider. A la demande d'Ellen, ils allument leur ordinateur et vont sur internet. La jeune fille consulte un journal en ligne.

"La Colombe et miss Citron en fuite. Elles sont très dangereuses. Si vous avez des informations, téléphonez gratuitement à ce numéro..." Un numéro de téléphone suit.

-Miss Citron, murmure Ellen, vexée. Alors c'est comme ça qu'ils m'appellent, maintenant.

-Le pire, c'est Colombe, déclare M. Neil. Personne ne se rappelle quel est son vrai nom.

-Tant mieux, dit l'adolescente. Je veux plus jamais qu'on m'appelle Mathilde. Désormais Colombe sera mon nom.

Une idée lui traverse l'esprit.

-Je dois regarder mes mails !

Aussitôt, Ellen tente de l'en dissuader.

-C'est ça, et ils nous retrouveront en cinq minutes.

-Mais Alex a peut-être essayé de me contacter ! Laissez-moi au moins lui envoyer un message avec votre adresse...

-Dove, je suis désolée mais ça serait trop dangereux. Ils savent qu'il est ton meilleur ami, ils sauront tout de suite d'où a été envoyé le message.

Colombe a les larmes aux yeux.

-Pourquoi tu veux m'empêcher de lui parler ? T'as pas de cœur ou quoi ?

Elle prend l'ordinateur et essaye de se connecter sur sa boite mail, mais Ellen l'éloigne de force et la tient.

-Tu vois pas que je te protège depuis le début ? C'est moi qui suis venue te chercher. Sans moi tu ne serais pas en liberté aujourd'hui ! Si tu fais ça, tu nous mets tous ici en danger !

-Tu comprends rien à ce que je ressens ! Toi t'as jamais eu un lien aussi fort avec quelqu'un ! Lâche-moi !

Colombe pleure et se débat, mais Ellen est plus forte qu'elle. Cette dernière paraît blessée des propos de son amie, mais elle ne proteste pas, elle murmure seulement qu'elle est désolée. Elle continue de faire passer la sécurité en premier, même si il lui faut briser le cœur de Colombe.

Au bout d'un long moment, quand Colombe est plus ou moins calmée et l'ordinateur rangé, la discussion continue.

-Donc, vous allez vers le nord, c'est bien ça ?

-Oui, répond Ellen. On ira jusqu'en Ecosse, dans les Highlands. Là on sera tranquille. A l'abri des regards, on pourra s'envoler aussi haut qu'on le voudra. Si on le fait ici, on sera repérées trop tôt.

-On peut vous emmener jusqu'à la Manche en voiture.

 

Colombe met sa caquette en s'arrangeant pour cacher son visage. Elle vérifie que ses boucles d'oreilles, ses badges et son dessin sont bien dans le grand sac à bandoulière. Ellen chausse ses énormes lunettes de soleil. Juste avant de partir, elle s'est coupé les cheveux. Elle porte maintenant une coupe courte déroutante mais qui lui va bien. Elle était triste de sacrifier sa chevelure, et Colombe l'était aussi pour elle. Alice a même pleuré. Mais la sécurité n'a pas de prix. Toutes les deux ont leurs ailes dissimulées sous leurs vêtements.

Mme et M. Neil ont été formidables. Ils ont donné à Ellen et Colombe les accessoires pour se dissimuler, de nouveaux sacs et des vêtements à l'opposé de leur style habituel, afin qu'elles ressemblent le moins possible aux deux jeunes filles recherchées. Colombe, elle, a conservé ses cheveux, mais Ellen a réussi à la persuader de se maquiller, ce qu'elle ne fait jamais d'habitude. Le maquillage lui va bien, mais le plus important, c'est qu'il modifie vraiment son visage. A présent, ils s'apprêtent tous à monter dans la voiture, comme une famille normale, composée de deux parents et de leurs trois filles, qui partent pour des vacances dans le nord.

Mme et M. Neil s'installent à l'avant. Colombe s'assoit sur le siège central, avec Alice à sa gauche et Ellen à sa droite. Elles attachent leurs ceintures. Alice est très enthousiaste à l'idée de faire un voyage en voiture à côté de sa "copine" Colombe.

Le voyage commence. Mme et M; Neil essayent de s'arrêter le moins possibles. Il font simplement une pause, régulièrement, pour changer de conducteur. Ils ont emmené des paquets de gâteaux, à portée de main, et les filles les mangent peu à peu. Elles passent un moment très agréable, et parviennent presque à imaginer qu'elles sont des personnes normales. Colombe a quand même le cœur serré, parce qu'au fond d'elle, elle sait que bientôt, cela va s'arrêter. Elles vont à nouveau devoir mener une vie de fugitives, une vie de marginales, condamnées, toujours, à être uniques, différentes, solitaires. Pourquoi ? Elle n'a rien demandé. C'est vrai, cela lui a permis de devenir l'amie d'Alexandre. Mais cela ne fait aucune différence : elle n'a jamais rien demandé. A moins que...

-Je m'ennuie ! déclare soudain Alice, tirant Colombe de ses pensées. On joue à un jeu ?

Et les trois filles passent l'heure suivante à jouer à deviner des animaux. Mais finalement, elles s'endorment.

 

Colombe se réveille. Elle se sent bien après avoir dormi longtemps, même si elle a mal à la nuque parce qu'elle n'avait pas de fenêtre pour appuyer sa tête. Elle a aussi cette sensation étrange d'avoir fait un rêve, mais sans s'en rappeler. Alice est encore endormie, et Ellen est éveillée mais paraît absente, absorbée dans ses pensées.

La radio de la voiture est allumée mais le volume est bas. C'est les informations. Colombe entend un message appelant à la retrouver, avec un description d'elle. Un peu mal à l'aise, elle descend encore plus sa casquette sur son visage. Apparemment, quelques personnes prétendent l'avoir aperçue. Heureusement, la plupart d'entre elles l'auraient vue dans des lieux dans lesquels elle ne s'est jamais rendue. Il y a juste un témoignage situé sur la trajectoire de leur vol. Elle frissonne.

Alice ouvre les yeux et baille. Son père, qui conduit, jette un regard inquiet par la fenêtre.

-Il y a de plus en plus de circulation.

Quelques minutes plus tard, ils sont coincés dans un bouchon. L'atmosphère dans la voiture n'est plus détendue et insouciante comme auparavant ; au contraire, elle est lourde et inquiète.

-On est bientôt arrivés ? demande Ellen.

-Normalement oui, répond M. Neil, sauf qu'avec ce bouchon, on peut pas vraiment savoir...

Ils continuent d'avancer à ce rythme très lent, jusqu'à apercevoir, quatre ou cinq voiture devant eux, des hommes en uniforme qui arrêtent chaque véhicule, qu'un camion leur avait caché jusque là.

-Un barrage ! s'écrie Mme Neil.

-C'est impossible de faire demi-tour, panique son mari.

Tous deux se retournent en entendant un respiration saccadée. C'est Colombe qui, comme s'ils n'avaient pas assez d'ennui comme ça, est victime d'une crise d'angoisse. Elle respire difficilement et est prise de spasmes, elle n'arrive pas à parler. Alice, qui ne comprend pas vraiment ce qu'il se passe, commence elle aussi à prendre peur.

-Du calme, s'écrie Ellen, le regard horrifié absorbé par la violente réaction de Colombe. Elle hésite, tente de l'aider mais cela ne sert à rien.

-Arrête Dove ! dit-elle en essayant d'arrêter ses tremblements. On va trouver une solution, s'il-te-plaît, tu me fais peur là !

Le véhicule suivant avance un peu. M. Neil ne bouge pas, mais on klaxonne derrière lui et pour ne pas attirer les soupçons, il est obligé de s'approcher encore du barrage, ce qui augmente la crise de Colombe.

-Il faut qu'on sorte ! crie Ellen, commençant elle aussi à paniquer. On va pas attendre ici sans rien faire ! On doit partir toutes les deux.

Sans attendre une réponse, elle détache sa ceinture et celle de Colombe, et ouvre la portière en tirant son amie par le bras. Elles sortent toutes les deux sur le bord de l'autoroute, mais elles ne peuvent pas s'envoler.

-Enlève ta veste, Dove, vite !

Ellen ouvre rapidement sa fermeture éclair et jette son vêtement, mais Colombe a une dizaine de boutons à défaire et elle a beaucoup de mal car elle tremble toujours violemment. Pendant ce temps, les hommes en uniformes viennent vers elles. La famille Neil est sortie de la voiture.

-Dove, dépêche-toi, supplie Ellen en pleurant.

Leurs gestes sont tremblants et imprécis, mais elles parviennent finalement à libérer les ailes de Colombe, juste à temps. Elles s'envolent précipitamment et s'élèvent le plus haut possible. Puis Colombe, encore terrifiée, regarde derrière elle ce qui se passe.

-Non ! crie-t-elle.

Et elle échappe au bras d'Ellen pour revenir en arrière. Elle a peur, certes, mais elle ne peut laisser personne être méchant avec la petite Alice, comme elle vient de le voir. Elle redescend comme une flèche, droit sur l'homme qui immobilise la pauvre enfant.

-Laissez-la !

L'homme obéit. Malheureusement, il la prend pour cible à la place. Elle tente de s'échapper, mais l'homme est plus rapide et lui attrape le bras. Si elle sait voler, elle n'a en revanche que très peu de force, contrairement à son adversaire. Mais Colombe ne renonce pas et se débat plus qu'elle ne l'a jamais fait.

Soudain il y a un craquement léger. Puis une douleur arrive dans son bras. Une douleur fulgurante, intense, une souffrance affreuse et terrible. Elle n'a même plus de voix pour hurler tellement elle a mal. Elle laisse simplement échapper un gémissement.

Mais avant qu'elle n'ait eu le temps de penser plus loin, l'homme qui la tient toujours est frappé à la tête et s'écroule. Quelqu'un (elle ne sait pas qui car à cause de la douleur, elle n'a plus les idées claires) la prend dans ses bras. Elle se sent décoller du sol. Juste un instant, elle aperçoit Alice et ses parents qui se font embarquer. Et, étrangement, elle distingue parfaitement le regard apeuré de la fillette.

 

-Tu vas bien ?

C'est Ellen qui chuchote. Elles sont haut à présent. Colombe est toujours consciente, mais elle ne parvient pas à prononcer une réponse intelligible.

-Je ne vais plus pouvoir te porter très longtemps, Dove. On devrait se poser, mais...

Colombe entend toutes ces paroles, mais elles n'atteignent pas vraiment sa conscience, comme si elles traversaient son esprit sans qu'il n'aie le temps de les analyser.

-Oh, tu m'entends ?

Colombe sent vaguement que les bras qui la portent tremblent de fatigue, mais elle n'a pas les idées assez claires pour faire le lien avec un problème.

-Dove ! (La voix d'Ellen commence à paniquer totalement.) Je te porte depuis trop longtemps, je suis épuisée et on est au-dessus de l'océan ! Il n'y a que de l'eau ! On peut pas se poser, nulle part !

Colombe est toujours inerte, les yeux à demi fermés.

-Je suis désolée. (Maintenant Ellen chuchote.) Je suis désolée, j'ai échoué à te protéger, j'ai failli et maintenant c'est moi qui ai besoin de toi. Je t'en supplie, ne me laisse pas, sinon on va mourir toutes les deux. S'il-te-plaît, vole, my dove.

Ces trois derniers mots font effet sur Colombe. Elle ouvre les yeux, redresse la tête et murmure courageusement :

-J'ai mal au bras mais pas aux ailes. Je peux voler.

Elle se détache des bras de son amie et déploie ses ailes. En sentant la souffrance affluer le long de son bras, elle pousse un cri. Ellen réagit aussitôt.

-Ca va ?

-Ca fait mal... commence Colombe. T'inquiète pas, ça va aller.

Malgré ce qu'elle prétend, elle pleure silencieusement. Elles volent encore un moment avant qu'une idée lui traverse l'esprit.

-Ils nous ont pas suivies ?

-Non ne t'inquiète pas, je me suis arrangée pour qu'ils ne puissent pas.

L'épuisement leur empêche toute conversation par la suite. Après un temps finalement plus court que ce à quoi Colombe s'attendait, elles aperçoivent la côte. Par chance, il fait nuit à ce moment-là et elles ont apparemment un endroit désert en face d'elle.

Elles s'élancent vers la terre, trop fatiguées pour être plus prudentes. Aussitôt, Colombe s'effondre en gémissant.

-Tout va bien maintenant, Dove ! On est sauvées !

C'est un regard empreint d'une douleur insurmontable qui répond à Ellen.

-J'ai mal...

Colombe transpire. Ce vol l'a épuisée. Heureusement, sa crise d'angoisse est passée, mais elle fait presque plus peur ainsi, livide, trempée de sueur, à bout de force, avec son bras bizarrement tordu.

-Il faudrait te mettre un plâtre, mais je ne sais pas du tout comment faire. En fait normalement tu devrais aller à l'hôpital mais... Bon il vaut mieux qu'on dorme pour le moment. La nuit porte conseil, c'est ce qu'on dit, non ? On avisera demain.

Colombe frissonne. Il ne fait pas très chaud de ce côté-ci de la mer. Heureusement, s'il y a une chose qui ne risque pas de leur arriver, c'est bien de mourir de froid. Elle s'enveloppe dans ses ailes délicieusement chaudes et se recroqueville pour dormir.

 

Colombe se réveille soudainement, et le brusque mouvement fait aussitôt affluer la douleur.

-Aïe !

Ellen se réveille à son tour.

-Ca va ?

-Pas mieux qu'hier.

Si elle transpire moins, elle est toujours très pâle et paraît sur le point de vomir.

-Je suis vraiment désolée, ma Dove. J'aurais dû veiller sur toi...

Colombe ne répond pas, car elle est pensive. Elle songe à nouveau à ce qu'il s'est passé sur l'autoroute.

-Ellen...

-Oui ?

-J'étais vraiment pas bien à ce moment-là. Mais... Je suis presque sûre de ce que j'ai vu. S'il-te-plaît, dis-moi la vérité.

-Qu'est-ce que tu penses avoir vu ?

-Alice.

Colombe lève vers son amie un regard éperdu, suppliant.

-Ils l'ont emmenée n'est-ce pas ?

Ellen, pourtant si honnête, elle qui d'habitude n'hésite pas à dire ce qu'elle pense, à blesser les autres si nécessaire, baisse les yeux, silencieuse.

-Tu as bien vu, finit-elle par répondre.

Aussitôt les larmes coulent sur les joues de Colombe. Ellen la prend dans ses bras.

-Je suis désolée Dove.

-Non, tu n'y est pour rien. C'est juste que... Après tout ce qu'ils ont fait pour nous aider...

-Mais ils étaient conscients des risques.

-Oui mais il n'y a pas que ça... Quand tu sauves une personne, tu t'en sens responsable. Ma petite Alice...

-Ne pleure pas Dove. Tu n'aurais rien pu faire de toute façon.

Colombe renifle et réussit presque à sourire.

-Merci d'être là pour moi, éclat de soleil.

-Eclat de soleil ?

-C'est ce que veut dire Hélène.

Ellen regarde Colombe d'un air incrédule.

-Pourquoi tu connais la signification de mon prénom ?

-Oh, c'est pas spécialement toi. Je sais ce que veulent dire beaucoup de prénoms. On peut dire que c'est ma passion. Alexandre, c'est le protecteur des hommes.

-Et toi ?

-Moi ? Colombe, ça veut rien dire de plus que colombe, c'est juste le nom de l'oiseau.

-Non je veux dire Mathilde.

Colombe se met soudainement en colère.

-Ne m'appelle pas comme ça ! Ce n'est plus mon nom !

-Tu ne peux pas renier tes origines ! Mathilde est le prénom que tes parents t'ont donné. C'est ton seul nom officiel. Tout le monde t'a appelé comme ça toute ta vie.

Colombe secoua la tête.

-Pas les gens qui comptent.

Il y a une dizaine de secondes de silence. Puis Ellen parle à nouveau.

-On ne devrait pas se disputer maintenant. Alors qu'on est sur le point d'atteindre notre rêve.

-C'est faux, dit doucement Colombe.

-Pardon ?

-C'est ton rêve, pas le mien. Moi je crois pas en ce genre de choses débiles ! Ca sert à rien de croire en quelque chose qui n'existe pas ! D'attendre quelque chose qui ne peut pas arriver ! Ce sont des illusions qui ne peuvent que nous blesser.

Ellen paraît vraiment choquée et blessée. Puis son expression se durcit. Visiblement, elle, si altruiste, en a trop entendu. Elle n'épargnera pas la sensibilité de sa protégée cette fois.

-Si tu n'y crois pas, Dove, ça ne sert à rien de me suivre. Mon but est de m'envoler plus haut que quiconque ne l'a jamais fait et de gagner ce lieu inconnu. Si tu ne pense pas comme moi, m'accompagner est inutile.

-D'accord ! Je pars ! Si c'est ça que tu veux !

-Vas-y alors, pars ! Parce que tu as trop peur ! Je sais que tu es rêveuse par nature, mais tu sais pourquoi tu t'interdis de rêver ? Parce que ça te fait peur ! Tu es lâche, Mathilde ! Tu ne veux pas avoir d'espoir parce que tu as peur de te tromper. Pourtant tu restes avec moi même si tu ne partage pas mon objectif, parce que tu es trop faible pour te protéger seule !

-Ne m'appelle pas MATHILDE !

Colombe se lève et cours aussi vite qu'elle peut dans la direction opposée à Ellen. En faisant cela, son bras est violemment secoué, lui arrachant des larmes autant de souffrance que de désespoir. Désespoir parce qu'elle s'est disputée avec la seule personne qu'il lui restait, désespoir parce qu'elle se sent terriblement coupable, et désespoir surtout parce ce qu'a dit Ellen l'a blessée profondément. Et si elle a été tellement touchée, c'est parce qu'elle a senti, dans son cœur, à quel point c'était vrai.

"Je ne veux pas souffrir", se répète-t-elle. "Je ne veux pas croire en quelque chose qui n'arrivera jamais, je ne veux pas passer ma vie à attendre, je ne veux pas me mentir, je ne veux pas me blesser moi-même par ma bêtise !"

C'est normal non ? Normal de ne plus jamais vouloir souffrir. N'importe qui ferait de même, s'il pouvait comprendre. Et pourtant, à présent, elle souffre.

Colombe reprend ses réflexions de quand elle était dans la voiture, juste avant qu'Alice ne l'interrompe. Non, elle n'a jamais demandé à être marquée "DIFFERENTE". Sauf...

Colombe repense alors à cette petite coccinelle. Elle repense avec amertume au vœu qu'elle a formulé. Elle le savait, elle savait qu'elle ne devait rien espérer, pas même une seule seconde, mais elle a succombé à la tentation. Et à présent, elle est seule avec un bras cassé et deux ailes blanches qui brillent dans la nuit.

Mais tout de même... Ce souhait s'est réalisé. Elle ne voulait pas rêver parce qu'elle craignait que ce ne soient que des illusions, mais elle a fait un seul souhait, et ce souhait s'est réalisé. Il s'est retourné contre elle, mais il est devenu réalité. Et le fait que tout le monde se conduise aussi bêtement envers elle lui a donné le courage nécessaire pour se rapprocher d'Alexandre. Non, ce souhait n'a pas été tout à fait vain, elle ne peut pas prétendre le contraire.

Triste et seule, perdue, Colombe chantonne une mélodie.

Petite coccinelle

Tu portes l'espoir des gens

Pourtant tu as fait mon malheur

Pourquoi tout s'est passé comme ça ?

Pourquoi ça a mal tourné ?

Est-ce parce que je n'ai pas cru en toi ?

Ni en moi ?

Elle a trop mal. Tout ce en quoi elle a cru est remis en question, et son bras la fait de plus en plus souffrir. Elle s'assoit à même le sol, pelotonnée dans ses ailes. Les larmes coulent doucement sur ses joues. Elle entend des pas derrière elle mais ne réagit pas. Des bras l'entourent doucement et un corps plein de chaleur se serre contre elle.

-Je suis désolée ma petite Dove.

Colombe ne répond pas, elle est encore sous le choc.

-Viens, dit Ellen, on doit partir maintenant.

Son amie tourne vers elle un regard perdu.

-Mais j'y arriverai jamais, avec mon bras cassé. On peut pas... le faire maintenant ? S'envoler pour toujours ?

-Non, on doit aller plus loin. Je suis avec toi, ma petite Dove. Ce sera bientôt fini.

Courageusement, Colombe se lève.

-J'ai confiance en toi, Ellen.

 

-C'est bon, on peut se poser ici.

Ellen et Colombe sont enfin arrivées en Ecosse, mais elles sont vidées de leurs forces. Le bras de Colombe se ressoude plus ou moins, mais il ne peut pas rester droit sans plâtre et elle souffre toujours. Elles ont été plusieurs fois repérées, elles ont toujours réussi à s'en sortir mais leur situation est de plus en plus dangereuse ; elles courent de plus en plus de risques d'être rattrapées. Le piège se resserre autour d'elles.

Colombe se laisse tomber au sol, épuisée, évitant autant que possible d'écraser son bras douloureux. Elle respire longuement.

-Je suis crevée, gémit-elle. Je peux dormir ?

-Vas-y, répond Ellen en se forçant à sourire. Je vais veiller la première, je n'ai pas besoin de me reposer pour l'instant.

Colombe soupire et se recroqueville entre ses ailes, sa position de sommeil favorite. Durant les dernières semaines, elle a tellement pris l'habitude des nuits à la belle étoile qu'elle s'endort en moins d'une minute.

 

-Dove ! Dove, réveille-toi !

Colombe ouvre les yeux et baille. Ellen est en train de la secouer doucement. Très doucement, même, car récemment elle a plusieurs fois arraché des hurlement de douleur à son amie en voulant l'éveiller sans penser à son bras cassé.

-C'est déjà le matin ? J'ai pas assez dormi..

-Non ma princesse, ce n'est pas le matin, d'ailleurs comme tu le vois il fait encore tout noir. C'est à ton tour de veiller parce que moi, je n'ai pas dormi du tout.

Colombe s'assoit, toujours enveloppée dans ses ailes de neige. Elle baille encore une fois et s'étire.

-C'est bon, dors. Je veille.

Aussitôt Ellen s'écroule et s'endort. Colombe regarde les étoiles et baille une troisième fois. Fuir est vraiment épuisant. Elle voudrait dormir vingt-quatre heures, pas une moitié de nuit. De plus, dans le noir d'encre, rien ne vient éveiller sa curiosité et la tenir éveillée...

 

-Elles sont là !

-Dove !

La voix d'Ellen est paniquée, elle ressemble étrangement à celle d'une enfant perdue et désespérée. Colombe se lève d'un bond et regarde autour d'elle. Le jour commence à se lever, mais ce n'est pas ça le plus important : elles sont cernées. Elles ont été rattrapées.

-Qu'est-ce qu'on fait, Ellen ? gémit la jeune fille.

-Ne panique pas Dove je t'en supplie ! Pas comme la dernière fois. On a pas vraiment besoin de ça maintenant.

A ces mots, Colombe respire profondément et fait tout son possible pour ne pas sombrer dans une autre crise d'angoisse.

-Allez viens. On doit s'envoler. Vite !

Main dans la main, elles ouvrent leurs ailes et montent comme des fusées. Rapidement, elles s'aperçoivent qu'elles sont suivies par des hélicoptères. Heureusement, leur vitesse exceptionnelle leur permet de garder leur avance.

Colombe sourit pour elle-même. Les sensations provoquées par le vol sont toujours aussi extraordinaires. Le vent de plus en plus froid au fur et à mesure qu'elles s'élèvent ne fait qu'ajouter à l'adrénaline.

Elles passent les premiers nuages. Il fait glacial à l'intérieur mais elles en ressortent très vite ; tout de même trempées. Il n'y a plus d'autres nuages faisant obstacle entre elles et l'infini, sauf bien entendu ceux qu'Ellen appelle les derniers nuages.

Malheureusement, les hélicoptères réapparaissent bientôt eux aussi de l'autre côté des nuages, et ils ont réduit l'écart. Colombe entend tout d'un coup un son explosif qui déchire l'air et les tympans des deux jeunes filles.

Ils ne leur tirent pas dessus, si ? Non, c'est impossible. Ils ne peuvent quand même pas faire ça. Et pourtant c'est bien ce qui est en train de se passer. Quand toute cette histoire a-t-elle pris des proportions aussi énormes ? Sans doute quand elles étaient en fuite et ne pouvaient pas s'informer de ce qui se passer de par le vaste monde...

A présent elles peuvent distinguer les nuages. Les derniers nuages, les plus hauts, ceux que personne n'a jamais dépassés. Mais de plus en plus de coups de feu retentissent, et les tirs visent Colombe et Ellen de plus en plus précisément. Elles sont bientôt obligées de zigzaguer pour les éviter.

Soudain, un coup de feu un peu plus chanceux transperce le pied de Colombe. Elle hurle. La souffrance est encore pire que quand son bras s'est cassé. Pourtant elle continue de s'élever, parce que dépasser les nuages est devenu plus important que sa vie elle-même. Elle sait, même si elle ne peut pas en avoir le preuve, qu'on ne les suivra pas au-delà. Ellen paraît terriblement effrayée. Elle tient ses deux mains l'une dans l'autre et vole de plus en plus vite. Les nuages se rapprochent. Instinctivement, Colombe tend la main vers eux.

C'est alors qu'un deuxième tir atteint sa cible. Colombe voit son amie se raidir, puis ses ailes devenir inertes. Elle voit Ellen fermer les yeux et chuter, elle qui a toujours été si fiable, elle qui l'a toujours protégé, qui a toujours masqué ses sentiments personnels pour épargner la sensibilité de Colombe. Se casser le bras faisait mal. Se faire tirer dans le pied lui a fait deux fois plus mal. La douleur qu'elle éprouve en cet instant est mille fois plus intense.

Elle lève les yeux vers les nuages. Le rêve d'Ellen. Non... Leur rêve. Elle s'aperçoit seulement à ce moment-là qu'elle y croit totalement et définitivement. C'est comme si la douleur avait clarifié toutes ses pensées. Elle a perdu Alexandre, qu'elle a quitté pour ne plus jamais le revoir. Elle ne saura jamais ce qui lui est arrivé par la suite. Elle a perdu Alice, arrêtée par sa faute et pour l'avoir aidée. Enfin, elle a perdu Ellen, morte parce qu'elle n'a pas su rester éveillée. Elle a perdu tous les gens qui croyaient en elle et en qui elle croyait. Son chagrin ne sera jamais soigné. Mais elle n'a plus rien à perdre. Relevant la tête, courageuse et fière, comme une colombe qui s'envole en laissant un message de paix et de liberté, elle traverse définitivement les derniers nuages du ciel.

 

Une histoire, faite pour offrir de l'espoir, doit s'arrêter avant de ne raconter plus que l'espoir de l'auteur au lieu de ceux de tous. Je ne peux pas conter ce qui doit rester personnel et secret dans le cœur de chacun.

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