Colombe-2

23/11/2013 22:54

Un matin, où les riches rayons du soleil illuminent la pièce, Mathilde se réveille brusquement avec les idées claires. Elle se sent affaiblie, diminuée, oui, mais pour la première fois depuis longtemps, son cerveau fonctionne à vitesse normale, elle peut ouvrir les yeux, tourner la tête pour regarder autour d'elle, lever une main pour se protéger de la lumière trop vive ; et ça fait du bien.

Sous son bras, l'adolescente sent quelque chose de très doux. Elle regarde de plus près : c'est une sorte de couverture couverte de plumes blanches. Mathilde rit. Sa voix est enrouée après s'être tue si longtemps, mais c'est si bon de l'entendre à nouveau...

A côté du lit, il y a une sonnette. Mais Mathilde ne l'actionne pas tout de suite : elle veut profiter encore de sa liberté nouvelle. Elle tente de se redresser en s'appuyant sur son coude, mais elle ressent une vive douleur dans un côté du dos et elle retombe brutalement, étonnée.

Cette fois-ci, l'adolescente se lève sans prendre d'appui. Son corps lui semble plus lourd que d'habitude, mais elle met cela sur le compte de sa longue immobilité. En jetant un œil à ses draps, elle s'aperçoit, surprise, que la couverture à plumes n'y est plus. En constatant cela, elle sursaute légèrement. Et dans son dos se déploient deux immenses ailes d'une blancheur immaculée.

Stupéfaite, Mathilde reste bouche bée. Les plumes ne couvrent pas une couverture, mais une paire d'ailes d'oiseaux à taille humaine. Et elles sont accrochées à son dos. Doucement, hésitante, la jeune fille passe la main sur l'aile gauche, jusqu'à sa base d'où elle ramène sa main pleine de sang. Les ailes, en sortant, ont déchiré le tissu de sa chemise de nuit.

Mathilde descend du lit et tente de faire bouger ses ailes. Au début, elle ne les contrôle pas du tout. Heureusement, il n'y a pas d'objets fragiles dans la pièce. Après plusieurs minutes d'entraînement, elle parvient à plier ses ailes, à les déployer et à les faire battre sans trop de mal. Mais elle ne s'envole pas.

Une interrogation vient à l'esprit de la jeune fille : à quoi ressemble-t-elle ? Il n'y a aucun miroir dans la pièce, et elle n'a pas de salle de bain où il pourrait s'en trouver un. Elle décide donc de partir à la recherche de toilettes.

Le couloir est long et uniforme, avec des portes toutes identiques à intervalle régulier. Les murs sont peints en bleu sombre. Mathilde marche lentement en s'appuyant contre le mur : la nouvelle forme de son corps la déséquilibre totalement. Elle tourne deux fois à gauche, une fois à droite. Dès qu'elle aperçoit une porte ouverte ou entend une voix, elle repart en arrière. Enfin, deux portes différents des autres apparaissent. La jeune fille ouvre celle qui est ornée d'un personnage portant une robe et de l'inscription "femmes". Il n'y a personne à l'intérieur. Elle referme soigneusement derrière elle, puis se retourne. En face se trouvent des lavabos surmontés de miroirs. Mathilde s'approche, le cœur battant. L'image qui lui est renvoyée est surprenante.

Les ailes dans son dos sont magnifiques et merveilleusement blanches. Elles s'accordent parfaitement avec son teint naturellement pâle. De plus, elle a l'impression d'avoir rapetissé. Ses boutons ont miraculeusement disparu et ses cheveux ont beaucoup poussé, si bien qu'ils lui arrivent à présent à la taille. Elle qui n'a jamais été jolie, elle est superbe. Eblouissante. Même sa chemise de nuit droite et terne ne parvient pas à altérer cette beauté. Et son expression, comme toujours peu souriante, lui donne un air rebelle qui lui va beaucoup mieux qu'un banal sourire.

Venant interrompre ce moment de pure perfection, la porte des toilettes s'ouvre et une femme entre. Mathilde se retourne. La femme, qui porte la même chemise de nuit qu'elle, se met à hurler.

Avant que Mathilde, paniquée, n'ait pu réagir, des pas résonnent dans le couloir et deux infirmiers se précipitent dans la pièce. Pendant que l'un prend la femme en charge, l'autre bafouille :

-Mademoiselle Licaux ! Qu'est-ce que vous faites là ? Vous êtes réveillée ? Vous... mon Dieu, vous avez des ailes !

Il jette un regard vers son collègue, perdu, puis sort de sa poche un téléphone portable et compose un numéro.

-Allo, docteur ? C'est à propos de la petite Mathilde Licaux, vous savez bien ? ... Eh bien, elle est réveillée ! ... Oui, elle se porte comme un charme, elle se tient debout, devant moi, dans les sanitaires du deuxième étage ! ... Et vous n'allez pas me croire, docteur ! Elle a des ailes ! ... Oui des ailes, dans son dos, comme les oiseaux ! ... Je ne sais pas. ... Oui, sans doute.

Pendant toute cette conversation téléphonique, Mathilde regarde l'infirmier sans trop savoir quoi faire. Et quand, enfin, il raccroche, il est trop tard pour tenter de fuir : la moitié du personnel de l'hôpital se rue dans les toilettes pour ramener la jeune fille dans sa chambre.

 

Une semaine est passée. Mathilde est restée à l'hôpital, mais elle est en pleine forme. Sa maladie a mystérieusement disparu quand ses ailes sont apparues. Comme elle l'a remarqué dans le miroir, elle est bien plus petite qu'avant. Aucun journaliste n'a pu entrer dans l'hôpital et seuls ses proches sont autorisés à la voir, mais évidemment, le monde entier ne parle que de ça. Les personnes ailées. Au pluriel, car quelques jours après Mathilde, quatre autres personnes se sont réveillées un matin pourvues d'ailes. Cinq personnes seulement, dans le monde entier. Plusieurs sectes les prennent pour des messagers de Dieu. En ce moment, l'adolescente est justement sur internet, sur l'un des sites spécialisés qui ont ouvert par milliers. En haut de la page, il y a des photos de tous les "anges". A l'emplacement de celle de Mathilde se trouve seulement un grand point d'interrogation. "Mathilde Licaux, l'ange mystère, la première de tous et la plus jeune. Quand apparaîtra-t-elle enfin au public ?" Voilà ce qui est écrit en-dessous. Sur la page d'accueil, l'auteur du site se demande si les ailes sont la prochaine étapes de l'évolution humaine.

Voilà ce que vit Mathilde depuis une semaine, depuis qu'elle a récupéré son ordinateur portable. Plusieurs personnes se font passer pour elle sur les réseaux sociaux, alors qu'elle n'a jamais été inscrite sur aucun d'entre eux. Elle a lu des témoignages la jugeant comme un monstre, et d'autre déclarant qu'elle est la sauveuse de l'humanité. Elle qui déteste qu'on parle d'elle derrière son dos...

Justement à cet instant, ses parents entrent dans sa chambre, accompagnés d'un des docteurs qui s'occupent d'elle.

-Bien, dit-il en lui souriant, je pense que tout est en ordre. Vous allez pouvoir rentrer chez vous, mademoiselle.

Sa mère lui tend un sac contenant des vêtements. La jeune fille se lève, le prend et se dirige vers la salle de bain (elle a été déménagé dans une chambre plus grande). Dix minutes plus tard, elle est de retour, vêtu de sa tenue nouvellement découpée dans le dos. Elle a cessé de saigner à peine trois heures après son réveil. Ses vêtements blancs et violets affinent sa silhouette et lui donnent un style. Elle porte de simples ballerines et un bandeau dans les cheveux. C'est dans cette tenue qu'elle s'apprête à retourner enfin chez elle, avec le sac à dos noir qui contenait ses habits et où elle a rangé les quelque affaires qu'elle avait avec elle (ordinateur, MP4, brosse à cheveux...).

-Bon, je suis prête.

Son manque d'enthousiasme est flagrant, mais comment pourrait-il en être autrement ? Elle a raté de quelques jours la rentrée des classes, mais demain, elle retourne en cours, et elle doit redoubler la quatrième. Il est évident qu'elle a trop de retard pour passer le brevet à la fin de l'année, mais ce n'en est pas agréable pour autant, et pendant tout le premier trimestre, elle va apprendre des choses qu'elle connaît déjà. De plus, même si tout le monde a évité de lui en parler, elle se doute qu'à la seconde même où elle posera un pied hors de l'hôpital, des hordes de journalistes et de photographes vont se ruer sur elle.

Elle et ses parents vérifient une dernière fois qu'elle n'a rien oublié dans la chambre, puis ils descendent et serrent la main du docteur.

-Eh bien, au revoir, Mathilde. A une prochain fois.

Mathilde ne répond pas, mais passe la main dans ses cheveux, vérifie que ses ailes sont bien repliées, puis respire profondément. Elle est prête à affronter l'extérieur.

Dès qu'elle a franchi la porte, c'est un vacarme indescriptible qui l'accueille. Comment tous ces gens ont-ils appris quel jour elle devait sortir ? Elle se fraye un chemin difficile vers la voiture de ses parents. Dans le brouhaha, elle entend un adolescent s'écrier : "Je suis votre plus grand fan !" Elle lui répond par un air incrédule. Elle ne le connaît même pas, elle ne l'a jamais vu et ne le reverra sans doute jamais, et il ose prétendre avoir un lien particulier avec elle ?

Dans la foule, tout le monde essaye de toucher ses ailes uniques. Oui, uniques : aucune des quatre autres personnes n'en a de parfaitement blanches comme les siennes. Elles sont délicates, élégantes : de superbes ailes de colombe.

Enfin, après une éternité, la famille Licaux s'installe dans la voiture. Un quart d'heure plus tard, Mathilde retrouve sa maison et sa chambre. Elle s'écroule sur son lit et regarde les étoiles phosphorescentes accrochées au plafond. Aujourd'hui, ce n'était rien, se dit-elle. Demain, elle devra aller au collège et y rester toute la journée. Demain, le véritable enfer commence. Dans sa vie, plus rien ne sera jamais pareil qu'avant.

 

Le lendemain, Mathilde ne prend pas le bus pour aller au collège comme elle le faisait avant : son père l'accompagne en voiture. Dès son arrivée sur le parvis du collège, les élèves se précipitent vers elle pour la voir, lui parler, la prendre en photo, la filmer. Il y a aussi des journalistes, qui heureusement n'ont pas le droit de pénétrer dans le collège. Mais elle ne regarde personne, ne parle à personne et ne sourit à personne. Elle se contente de marcher d'un pas décidé vers le portail, puis d'entrer. Son amie Estelle et les filles avec lesquelles elle était en train de parler se précipitent vers elle.

-Tu peux signer un autographe ? demanda l'une d'elle. C'est pour ma petite sœur, elle est fan de toi !

Les autres pépient ainsi, sans se soucier de la laisser répondre. Mais Estelle ne parle pas. Elle a beaucoup changé en huit mois. Elle regarde Mathilde d'un air méfiant.

-Salut Mathilde, dit-elle enfin, faisant taire le bavardage de ses copines. Ca faisait longtemps qu'on s'était pas vues.

A ce moment-là, elles sont interrompues par des garçons de terminale qui veulent poser des questions à Mathilde. Elle leur jette un regard méprisant, avant de se tourner à nouveau vers Estelle. Celle-ci est en train de partir.

-Estelle, attends-moi !

Estelle se retourne et lance :

-Je te laisse avec tes nouveaux amis !

Et elle part sans un regard en arrière, laissant Mathilde, sans repères, se faire submerger par une marée d'élèves de tous âges, curieux. La jeune fille entend une question dominer toutes les autres : "Tu peux voler ?" Tout le monde veut savoir si ses ailes peuvent l'emporter vers les nuages. Elle crie :

-Non, je ne peux pas voler pour le moment !

Les bavardages ne s'arrêtent pas pour autant. La masse d'élèves n'intéresse pas Mathilde le moins du monde. Jetant un coup d'œil à sa montre, elle s'aperçoit que l'heure de cours va sonner dans quelques minutes à peine. Etant donné son expérience de la veille, elle sait qu'elle ne pourra avancer que comme un escargot avec la foule rassemblée autour d'elle. Elle commence donc à se diriger vers le bâtiment B où va se dérouler son cours d'anglais (elle a appris par cœur son emploi du temps la veille). Elle a bien fait, car au moment même où elle arrive à l'emplacement de son rang, la sonnerie retentit. Les élèves se dispersent pour se rendre en cours. La classe de Mathilde se compose d'élèves plus jeune qu'elle et assez intimidés. Avant sa maladie, elle aurait été beaucoup plus grande qu'eux, mais à présent elle fait la même taille que la plupart. Ils la regardent bizarrement mais ne la dérangent pas et préfère parler du premier contrôle d'anglais de l'année.

Mathilde passe tout le cours à rattraper la leçon pendant que ses camarades passent une interrogation orale. La prof l'a installé à la seule table libre, au premier rang. Toute la matinée se passe à peu près de la même manière. La récréation se déroule comme lors de son arrivée un peu plus tôt. Plusieurs élèves se font confisquer leur téléphone portables avec lesquels il la prennent en photo.

Avant, Mathilde avait l'habitude de manger seule dans son coin, ou parfois avec Estelle. Mais ce jour-là, lorsqu'elle entre dans la cantine, les trois quarts des demi-pensionnaires l'appellent pour qu'elle vienne manger avec eux. Mais Mathilde ne les écoute pas. Elle ne les entend même pas. Son regard et toute son attention sont attirés, comme aimantés, par une table non loin d'elle, une table où pour changer personne ne fait attention à elle, une table à six places dont cinq seulement sont occupées, par des garçons de première qui rient ensemble. Et celui qui est assis en face d'une chaise vide... C'est celui-là dont elle ne peut détacher son regard. C'est celui-là qui envoûte ses yeux, son cœur et son âme toute entière. Cela fait longtemps qu'elle ne l'a pas vu, il a changé, mais elle le reconnaîtrait entre mille.

La jeune fille regarde rapidement autour d'elle. Tous ou presque la regardent en la suppliant de les rejoindre. Elle en voit même certains virer leurs amis pour libérer une place. Pourquoi eux, justement eux, la rejetteraient-ils ? Il n'y a aucune raison, se dit-elle pour s'encourager. Autrefois, elle n'aurait jamais osé faire ce qu'elle s'apprête à tenter, mais tout a changé. Elle n'est plus la fille bizarre et solitaire à qui personne ne faisait attention : elle est Mathilde Licaux, l'ange mondialement connue dont tout le monde rêve de devenir l'ami.

Prenant son courage à deux mains, sans prêter attention à tous les appels qu'elle entend retentir autour d'elle, elle se dirige vers la table des garçons de première. Heureusement que ce jour-là, il n'y a pas de fille avec eux. Non pas que Mathilde soit plus à l'aise en présence de garçons, mais elle trouve qu'ils sont en général plus gentils et ont moins tendance à juger les gens et se moquer d'eux.

Ca y est, elle est arrivée. Elle prend une profonde inspiration et demande :

-Je peux m'asseoir ici ?

Tous les regards se tournent vers elle. Pendant une seconde, elle croit qu'ils vont rire ou l'ignorer, mais ils lui sourient et acquiescent. Soulagée, elle pose son plateau, s'assoit, et s'aperçoit qu'elle tremble de tout son corps.

-Alors, tu t'appelles Mathilde, c'est bien ça ?

Mathilde relève brusquement la tête. C'est le garçon en face d'elle qui lui a parlé. Lui.

-Oui, c'est ça, bafouille-t-elle. Et toi ?

-Alexandre, mais on m'appelle Alex.

Il lui sourit. Il a un sourire ravissant. Il était déjà un peu plus grand qu'elle avant, mais là, il la dépasse largement.

-Tu sais, reprend Alexandre, tu es vraiment jolie. Et avec tes ailes, on dirait une colombe.

-Arrête de draguer, Alex ! intervient son voisin. Elle a trois ans de moins que toi !

-Deux ! rectifie aussitôt Mathilde. Deux ans de moins, pas trois !

-N'importe quoi, je drague pas ! proteste Alexandre. Si on peut plus discuter...

Il feint l'agacement, mais en réalité, il rayonne. Mathilde le perçoit dans l'éclat de ses magnifiques yeux bruns parsemés de paillettes dorées. Il arbore toujours un grand sourire charmeur. Ses amis discutent, mais la jeune fille n'y prête aucune attention. Elle ne peut plus détacher son regard d'Alexandre.

Soudain, à une blague d'un de ses amis, il éclate d'un merveilleux rire chaleureux comme un rayon de soleil de juillet. Sous le coup de l'émotion, les ailes de Mathilde s'ouvrent brusquement dans son dos, frappant son voisin.

-Aïe ! Ca va pas, non ?

-Je suis désolée, bredouille la jeune fille en rougissant. Je les maîtrise pas encore tout à fait.

Elle a peine touché à son assiette, mais décidant qu'elle a assez surmonté son insociabilité pour aujourd'hui, elle se lève et part. En se retournant tout de même juste avant de sortir, il lui semble qu'Alex paraît déçu de la voir s'en aller. Mais peut-être est-ce son imagination.

"Les règles ont changé", se répète-t-elle en marchant dans la cour sans savoir où elle va. "Désormais tout le monde m'adore." Quels hypocrites ! Eux qui, au mieux, n'avaient jamais fait attention à elle quand elle était encore une collégienne comme les autres, ils pensent qu'elle va leur sauter dans les bras maintenant qu'ils daignent enfin lui accorder un regard ? Ils peuvent toujours rêver. Les rôles sont inversés : maintenant, c'est elle qui est en position de force. Avec Estelle aussi, les rôles sont inversés. Avant, elle était la seule amie de Mathilde. A présent, elle est la seule qui, visiblement, ne l'aime pas.

Alexandre, c'est différent. Alexandre est gentil, elle le sait car elle l'a longtemps observé de loin. Et il a eu l'air de rester lui-même quand ils ont discuté. Alexandre. Elle est tellement heureuse de savoir enfin son prénom ! C'es joli, Alexandre. Elle ne connaît personne d'autre du même nom qu'il pourrait lui rappeler. Ca signifie "le protecteur", elle le sait car elle se passionne pour l'étymologie des prénoms. Le sien signifie "puissante combattante".

Le reste de la journée se déroule sans autre évènement notable. Le soir, la mère de Mathilde vient la chercher à la sortie des cours.

-Alors, comment c'était ? demande Mme Licaux à sa fille.

-C'était... étrange, répond-elle. Ca changeait.

Ses ailes la gênent ; pour s'appuyer contre son dossier, elle est obligée de les déployer. Sa mère lui jette un regard mais ne fait pas de commentaire. Le reste du trajet se fait en silence, Mathilde ayant trop de pensées dans la tête pour être d'humeur à discuter. Une fois arrivée (il y a à nouveau des journalistes mais elle fait comme s'ils n'existaient pas), Mathilde se rend dans sa chambre au milieu de laquelle elle reste debout. Elle bat lentement des ailes. Si seulement elle arrivait à voler, elle pourrait partir loin dans le ciel, s'échapper... "Ne rêve pas", se reprend-elle. Les règles du jeu ont changé, certes, mais elle n'est pas prête pour autant à renoncer à ses principes de base. Les quatre autres savent voler, pourtant. Elle le sait car elle l'a lu sur internet.

Mathilde soupire. C'est tellement déstabilisant de voir sa vie changer d'un seul coup sans aucun espoir qu'elle revienne un jour à la normale. Pas vraiment triste, mais... déstabilisant. Pour se remettre de ses émotions, elle décide de faire quelque chose de vraiment réconfortant. Elle démarre son disque d'Emilie Jolie rayé à force d'être écouté, et l'écoute les yeux fermés, en tailleur, en buvant du thé chaud et sucré. Comme d'habitude, en faisant ça, elle oublie tout, elle se sent simplement sereine et confiante.

La jeune fille ne reparle pas avec Alexandre avant le surlendemain. C'est un mercredi. En sortant dans la cour à dix heures, elle le voit immédiatement. En fait, il est juste en bas de l'escalier, ce qui fait qu'elle ne peut pas descendre. Sinon, elle ne lui aurait sans doute pas adressé la parole.

-Euh... Excuse-moi, Alexandre, tu m'empêche de passer.

-Oh, pardon ! s'exclame-t-il en se tournant vers elle.

Il se décale, mais Mathilde reste sur place, un peu gênée.

-Au fait, ajoute le jeune garçon, appelle-moi Alex. Personne ne dit Alexandre, c'est trop long.

Elle lui sourit timidement, et il l'imite. Evidemment, comme tout le temps la veille et l'avant-veille, il y a autour un attroupement de curieux qui commentent la scène à voix basse. La jeune fille ne parle toujours pas, mais Alexandre enchaîne.

-Oh, mes amis sont déjà partis. Je vais me retrouver tout seul.

Cela paraît tellement idiot que Mathilde ne peut pas s'empêcher de répliquer :

-Je peux rester avec toi, moi !

-D'accord ! (Il sourit comme un enfant.) Par contre, je te préviens, ça va pas être très drôle. Je dois réviser pour un contrôle.

-C'est sur quoi ? demande Mathilde en se dirigeant avec lui vers un banc.

-La fonction polynomiale de second degré. C'est des maths, précise-t-il devant son air ahuri.

Cette leçon paraît, comme son nom l'indique, assez compliquée, ce qui fait qu'Alexandre parle très peu pendant toute la récré. Il se contente de relire son cours et ses exercices. Mais quand la reprise des cours sonne, il regarde Mathilde dans les yeux en lui disant gaiement :

-A demain, Mathilde !

C'est la première fois qu'il l'appelle par son prénom, et dans sa bouche, cela semble si naturel... Comme s'ils se connaissaient depuis toujours. Comme s'il était né pour dire ce nom.

 

Samedi suivant. Mathilde est en train de se doucher. Elle frotte ses ailes avec du shampoing doux. A peine a-t-elle fini que sa mère frappe à la porte de la salle de bain.

-Mathilde, je vais au centre commercial. Tu viens ?

La jeune fille confirme. Cela lui fera du bien de faire quelque chose de normal, entre mère et fille. Elle termine en vitesse de se coiffer, prend son sac à bandoulière, et elle partent. A l'arrivée au centre commercial, tout le monde la regarde, mais elle commence à avoir l'habitude. Elle se contente d'ignorer les gens. Elle et sa mère se font plaisir. Mathilde s'achète une nouvelle jupe, un flacon de vernis à ongles, des paillettes à mettre dans les cheveux... Elle entre dans toutes les boutiques, et cela la rend heureuse : elle sait qu'elle vient de leur garantir un surplus de clients et l'assurance contre la faillite, au moins pour un temps.

Vers quatre heures et demie, elles entrent dans l'agréable café du quatrième étage. Alors qu'elles font la queue au comptoir, Mathilde remarque quelque chose qui l'alerte aussitôt : un important groupe de personnes bavardant avec enthousiasme, et portant des tee-shirts ornés d'ailes dans le dos et marqués de l'inscription : "FAN CLUB DES AILÉS !!!"

Les membres du fan club l'ont repérée aussi. Avec des cris aigus, ils se précipitent tous vers elle. Ils barrent le chemin entre la jeune fille et la porte, elle n'a donc pas d'autre choix que de courir vers le balcon qui sert de terrasse au café. Elle le traverse en un éclair sous le regard médusé des clients et, emportée par son élan, passe par-dessus la barrière.

Automatiquement, ses ailes s'ouvrent et battent. Au lieu de tomber, Mathilde s'élève encore plus haut. Elle éclate de rire sans même y penser. Elle se sent libre pour la première fois de sa vie. C'est une sensation merveilleuse. Elle n'a même pas le vertige. C'est magnifique. C'est magique.

 

Après ce premier vol, Mathilde n'est plus jamais la même. Elle en effectue beaucoup d'autres, mais ne le banalise jamais. C'est toujours aussi incroyable pour elle.

 

-Salut Alex !

-Salut petite colombe !

Alexandre se penche vers Mathilde et l'embrasse sur la joue. Cela fait un mois déjà qu'ils sont amis. Ce surnom est devenu habituel. L'adolescent lui présente ensuite la jeune fille blonde qui se tient à ses côtés :

-C'est Angélique, tu sais, la fille qui est à côté de moi en maths. C'est grâce à elle que je réussis très bien mes contrôles.

Il fait un clin d'œil à Angélique. Mathilde sourit.

-Toi, tu triches ? s'étonne-t-elle. Mais t'avais passé toute la récré à réviser, l'autre fois !

-Oh, ça va la minus. Parle pas de ce que tu sais pas. Tu fais quoi en ce moment, rappelle-moi ? Le théorème de Pythagore ?

-Je sais, c'est trop simple. En plus je l'ai déjà fait l'année dernière.

Ils sont complices ainsi quasiment depuis le début. Leur amitié a tout de suite semblée naturelle et facile.

Mathilde regarde des élèves jouer avec des balles de ping-pong. L'un d'entre eux râle parce qu'il a lancé sa balle trop haut et qu'elle est restée coincée sur le toit.

-Mathilde ? demande Angélique de sa voix fluette et hésitante. C'est mon petit frère qui a coincée sa balle. Tu crois que tu pourrais...

Mathilde soupire mais acquiesce.

-Bien sûr, pas de problème.

Elle recule un peu pour faire de la place autour d'elle, déploie ses ailes avec grâce et commence à en battre lentement. Un, deux, trois pas et ça y est, elle ne touche plus le sol. Comme chaque fois, tout le monde la regarde d'un air ébahi et émerveillé. Malgré les sensations merveilleuses du vol, elle reste fixée sur son objectif, ramasse rapidement la balle et la rend au petit garçon de cinquième qui ne pense même pas à la remercier, bouche bée. Puis elle retourne, à pied, vers Alexandre. Angélique est partie entre-temps.

Les rayons du soleil illuminent les boucles caramel d'Alexandre. Il cligne des yeux, ébloui par la lumière.

-Tu veux pas qu'on aille à l'ombre ? propose-t-il.

Avant qu'elle ait pu répondre, un violent hoquet secoue Mathilde. Ses ailes suivent le mouvement en se dépliant pendant le hoquet.

-Oh non ! gémit-elle. Ca recommence...

Cela lui arrive régulièrement depuis quelques jours, et elle a l'impression que ça empire. Elle a horreur de ça, et les professeurs aussi.

-Oh, pauvre colombe, plaisante Alexandre.

Elle lui répond par une grimace, avant d'être prise d'un nouveau hoquet.

 

-Mathilde ! appelle Mme Licaux. Viens voir les photos de l'appartement !

C'est le début de novembre. Elle et son mari sont installés devant l'ordinateur, en train de louer un appartement dans une station de ski pour les vacances. Mathilde arrive et jette un coup d'œil.

-Ouais, ça a l'air sympa.

Elle retourne devant son ordinateur portable pour consulter ses mails. A part quelques uns d'Alexandre, elle a reçu un mail d'une adresse qu'elle ne connaît pas : Ellen.Lemon@messmail.com. Ellen Lemon... Ce nom ne lui est pas inconnu.

Elle ouvre le mail.

 

"Bonjour Mathilde, je suis Ellen Lemon. Vous avez sans doute entendu parler de moi, je suis l'une des cinq, comme vous. Je vis à Londres, mais je parle votre langue car j'ai vécu trois ans en France quand j'étais petite. J'ai 17 ans. J'ai réussi à trouver votre adresse mail, j'espère que cela ne vous dérange pas.

Comment allez-vous ? Réussissez-vous à avoir des amis qui vous aiment pour vous-même et pas pour ce que vous êtes devenue ?

E Lemon"

 

Voilà pourquoi son nom lui disait quelque chose : elle l'avait lu sur les sites internet qu'elle visitait lorsqu'elle était à l'hôpital. Elle décide de répondre immédiatement :

 

"Bonjour Ellen. Je suis contente de pouvoir parler enfin à quelqu'un qui me comprend.

Je vais bien, et vous ? Tout le monde veut être mon ami depuis que j'ai des ailes, mais j'ai un vrai ami qui reste lui-même et qui est très gentil.

Vous pouvez me tutoyer, si vous voulez.

M Licaux"

 

Elle éteint son ordinateur. Depuis la fin de sa maladie, elle n'avait eu de contact avec aucun des autres, comme elle les appelle. Ils sont demeurés pour elle un peu lointains, flous. Ils ont l'avantage d'accaparer la plupart des interviews. On accorde moins d'attention à une adolescente de quatorze ans. Evidemment, elle a reçu d'innombrables invitations pour passer à la télévision. Elle les a toutes refusées.

Pour elle, plus sa vie est normale, mieux c'est. D'ailleurs, dans un peu plus d'un mois, elle va partir en vacances au ski avec ses parents, comme chaque année. Elle a même une toute nouvelle combinaison fendue dans le dos. En réalité, elle sait que rien ne sera jamais normal, même si elle emploie toute son énergie à faire semblant. Alexandre l'aide beaucoup, en se conduisant avec elle comme avec n'importe qui, contrairement à tous les autres qui s'adressent à elle comme si elle était une déesse. En deux mois, il est réellement devenu son protecteur. Il la protège de la folie. Il la protège du pire des dangers : celui de finir par se croire réellement au-dessus de tout le monde. Il est son meilleur ami, et cela suffit à la combler.

 

Le téléphone portable de Mathilde sonne. Elle le sort fébrilement de sa poche et décroche précipitamment.

-Allo, Colombe ?

Elle se pelotonne dans son siège à l'arrière de la voiture en reconnaissant la voix.

-Salut Alex.

Dans le rétroviseur, elle voit son père lever les yeux au ciel. Les vacances de Noël viennent de commencer. Ils roulent sur l'autoroute en direction de la station de ski.

-Alors, comment tu vas ? entend-elle.

-Ca va. Tu me manques.

-Déjà ? plaisante Alexandre. Non, je rigole. Toi aussi, tu me manques. T'es où là ? T'es déjà arrivée ?

-Non, je suis dans la voiture. Et toi ?

-Ben, chez moi.

Il y a un silence.

-Sinon, reprend Mathilde, ça va bien ?

-Ouais. Je pense à toi depuis qu'on s'est quitté pour les vacances. Eh, je viens de penser à un truc : tu vas faire des économies de forfait, pas besoin de prendre le télésiège pour aller en haut de la piste !

Elle rit. Son ami arrive toujours à la faire rire d'une manière ou d'une autre.

-Eh, sois pas triste ! s'exclame-t-il. On se revoit à la rentrée, c'est bientôt !

-Je sais. Et puis on s'appellera souvent, hein ?

-Bien sûr. Bon, et au fait... deviens pas trop amie avec les gens au ski, d'accord ? Sinon je vais être jaloux...

- Arrête, Alex ! proteste la jeune fille en riant. T'es mon meilleur ami, tu sais bien. Je pourrai jamais te remplacer. Je t'aime beaucoup.

-Oh, t'es trop mignonne ! (Alexandre se tait un instant.) Désolé, mes parents m'appellent, je sois y aller. Salut ! C'est toi qui m'appelle, la prochaine fois ?

-OK, je t'appelle demain. Salut !

Et elle raccroche, le cœur plus léger. Son père lance :

-Ca fait même pas vingt-quatre heures que tu l'as vu, ou je me trompe ?

Et sa mère ajoute :

-Vous seriez pas un peu amoureux, tous les deux ?

-Maman ! Alex a deux ans de plus que moi ! C'est mon ami, c'est tout !

Elle sait pourtant en voyant l'air de sa mère, qu'elle ne parviendra jamais à la convaincre.

 

Le lendemain, la famille Licaux sort de l'appartement pour aller skier. Une foule se forme autour d'eux, mais Mathilde a l'habitude, à présent : elle n'y fait même plus attention. Elle est superbe, avec ses gants de laine, son écharpe et son bonnet blancs assortis à ses plumes immaculées. Ses longs cheveux sont rassemblés dans une simple natte. Elle tient à la main une paire de skis très communs et des bâtons.

Elle chausse ses skis et se dirige avec ses parents vers le télésiège où, comme par magie, la queue qui paraissait interminable s'ouvre pour les laisser passer. Quelques minutes plus tard, ils sont en haut. Ils commencent la semaine en douceur : la piste qu'ils ont choisie est l'une des plus faciles. Elle suit, une vingtaine de mètres plus bas, le télésiège.

Soudain, alors qu'elle fait une pause, Mathilde entend un cri de terreur. Tout se passe en moins d'une seconde. Elle lève la tête et voit une silhouette chuter. Sans même y penser, la jeune fille s'élève et rattrape l'enfant à mi-chemin entre le télésiège et le sol.

C'est une petite fille, si petite qu'elle est sans doute passée sous la barrière. Elle porte un casque rose dont dépassent ses boucles blondes, et un masque de ski aux verres rouges qui dissimule son visage. Le télésiège a continué d'avancer, ses parents se retournent avec un air anxieux mais très soulagé. Mathilde se dit qu'il vaut mieux que la fillette se remette de ses émotions.

-Je la ramène en bas du télésiège ! crie-t-elle en continuant de serrer fort l'enfant dans ses bras.

Elle se retourne et se dirige vers la cabane en bois au pied de la ligne de télésiège. Elle entre par la porte ouverte et dépose la petite fille.

-Elle est tombée, se justifie-t-elle auprès de l'employé médusé. Elle peut attendre ses parents ici ?

L'employé hoche la tête.

-Ses parents sont sur le télésiège ?

Mathilde acquiesce et il décroche son télé phone pour appeler son collègue d'en haut. La petite fille a remonté ses lunettes sur son casque, découvrant ses yeux d'un doux vert.

-Ca va ? s'enquiert Mathilde. Tu t'appelles comment ?

-Alice, répond-elle. J'ai six ans.

Elle est vraiment petite pour son âge. Elle a un regard vif et curieux mais aussi un air très doux. L'employé raccroche son téléphone.

-C'est bon, tes parents arrivent. Ils redescendent directement par le télésiège. J'ai bloqué les entrées pour éviter les problèmes.

L'adolescente regarde par la fenêtre de la cabane. Effectivement, malgré les huées des skieurs forcés de patienter, les barrières restent obstinément fermées. Quelques minutes plus tard, un couple arrive. L'employé arrête le télésiège afin de leur permettre de descendre, puis remet tout en marche pour le plus grand bonheur des clients.

Les parents entrent en courant et serrent leur fille dans leurs bras. Ensuite seulement ils se tournent vers Mathilde.

-Merci, mille fois merci, je ne sais pas comment vous remercier. Vous avez sauvé la vie de ma petite Alice. J'aurai toujours une dette envers vous.

-Mais non, c'était normal. J'allais pas rester à la regarder tomber sans rien faire.

Alice se dirige vers elle et la serre contre elle. Elle paraît encore un peu sous le choc de ce qu'elle a vécu.

Mathilde sort. Ses propres parents l'attendent à l'extérieur.

 

-Tu es sûre que tu ne veux pas sortir ? Allez, c'est notre dernière matinée.

-Non maman, je te l'ai déjà dit. Je préfère rester ici.

Mme Licaux hausse les épaules et sort de l'appartement, laissant sa fille seule. Depuis l'héroïque sauvetage, elle n'est pas sortie une seule fois. Elle prend son téléphone portable et compose un numéro. A l'autre bout, on décroche aussitôt.

-Alex, c'est moi.

-Colombe ? Quoi de neuf ?

-Je repars en début d'après-midi. Je suis restée enfermée toute la semaine.

-Oh, je comprends. J'imagine que ça serait la folie. J'arrête pas d'en entendre parler : "Mathilde Licaux sauve la petite Alice Neil d'une chute mortelle..."

Ils continuent de parler pendant de longues minutes. Lorsqu'ils raccrochent, quelqu'un frappe à la porte de Mathilde. Regardant dans le judas, elle reconnaît tout de suite le couple et ouvre.

-Bonjour ! s'exclame chaleureusement M. Neil. Nous avons appris que vous partiez aujourd'hui et Alice a tenu à vous revoir. Nous avons tenté de la dissuader mais... Vous savez comment sont les enfants de cet âge !

-Ne vous inquiétez pas. Ca ne me dérange pas, au contraire.

Sans un mot, Alice lui tend un paquet cadeau.

-C'est pour toi, pépie-t-elle. Il faut que tu l'ouvres quand tu seras chez toi.

Elle sourit.

-D'accord, dit Mathilde en prenant le paquet. Promis Alice, j'attendrai d'être rentrée.

-Bon, reprend Mme Neil, je pense que nous n'allons pas nous attarder plus longtemps. Nous avons des choses à faire, nous aussi. Vous verrez, le cadeau est de la part de nous tous mais c'est Alice qui l'a choisi. C'est un remerciement, même si ça ne suffit pas, bien sûr.

 

Malgré son impatience, Mathilde tient parole et attend d'arriver chez elle pour ouvrir le paquet cadeau. Elle trouve d'abord un dessin enfantin, sans doute fait par Alice. Il représente un ciel rempli d'oiseau et de petites filles. Au milieu, une petite fille aux boucles blondes est sans doute Alice. En petit, tout en haut, une silhouette humaine ailée est tournée vers le soleil. En bas est écrit au crayon rouge : "MERCI".

Mathilde sourit, puis mets le dessin de côté. En dessous se trouve une boîte à bijoux noire. Elle l'ouvre lentement. A l'intérieur, elle découvre la plus belle paires de boucles d'oreilles qu'elle a jamais vu. Ce sont des grands anneaux argentés, sur lesquels des petits êtres de métal sont perchés. Une petite fée délicate assise comme sur une balançoire, un oiseau majestueux à la longue queue, un singe suspendu par la queue et une patte, un koala portant son bébé... Les deux anneaux sont différents, ce qui ajoute encore à leur originalité. Ce sont des bijoux magnifiques. Mathilde s'empresse de les désinfecter et de les accrocher à ses oreilles. Elle lui vont parfaitement bien.

 

♪♫♪

Mathilde se réveille en sursaut, attrape son portable sur sa table de nuit et décroche à l'aveuglette.

-Allo ?

Elle jette un coup d'œil à son réveil phosphorescent. Il est deux heures du matin. C'est la première nuit depuis qu'elle est rentrée de vacances.

-C'est toi Colombe ? Tu vas bien ?

-Oui c'est moi. Qu'est-ce qui t'arrive, Alex ?

-Non, rien. J'ai juste fait un cauchemar.

-T'es sûr que ça va ?

-T'inquiète pas. Ca avait l'air vraiment réel mais... En fait j'étais pas tout à fait réveillé. Je voulais juste vérifier que t'allais bien.

-Ben effectivement, je vais bien. J'ai même pas eu le hoquet depuis deux jours.

-J'arriverai jamais à me rendormir, maintenant, soupire Alex. On peut parler un peu ?

-D'accord.

-J'ai trop hâte de te revoir. Je t'ai acheté un super cadeau de Noël, tu verras.

-Tiens, au fait, j'ai reçu d'autres messages d'Ellen.

-Ah. Qu'est-ce qu'elle disait ?

-Oh, je sais plus trop. Elle a parlé de "la tension monte", je crois.

-Attends, ma mère est réveillée. Faut que je raccroche, j'ai pas le droit d'utiliser mon portable la nuit. On se voit demain ?

-Ouais, à demain.

 

Le lendemain, à dix heures pile, Mathilde est dans le parc du village et attends Alexandre. Elle porte une écharpe pour échapper au froid de décembre. Son ami ne tarde pas à arriver. Il porte dans ses mains gantés un cadeau enveloppé de papier doré et d'un ruban rose.

-Désolée, dit-elle. Je voulais t'acheter un cadeau pendant mes vacances, mais...

-C'est pas grave, ma Colombe, la coupe Alexandre en souriant. Allez, ouvre ton cadeau.

Elle commence par dénouer le ruban, puis écarte délicatement le papier. Elle découvre des  badges ronds, colorés, décorés chacun d'une inscription :

LITTLE ANGEL

LADY BIRD

PRINCESSE DU CIEL

MA COLOMBE

-Oh merci, c'est génial ! s'enthousiasme la jeune fille en accrochant les badges à son écharpe.

-J'ai trouvé ça sur internet. On peut écrire ce qu'on veut. J'étais sûr que ça te plairait.

Mathilde le serre dans ses bras.

-Tu es tellement gentil.

-Non, vraiment, c'est pas grand-chose. Toi tu es vraiment gentille. Tu pouvais être amie avec qui tu voulais, le monde entier t'adorait, mais tu m'as choisi, moi. J'ai jamais compris pourquoi. J'arrivais pas à y croire...

Au moment où Mathilde veut répondre, ils entendent un grand bruit et tournent la tête juste à temps pour voir une jeune fille se poser à côté d'eux.

C'est une fille très mince et assez petite pour son âge. Elle a de beaux cheveux bouclés d'un noir d'encre et des yeux émeraude en amande. Elle a aussi des ailes, de fines ailes délicates aux plumes noires, blanches et grises. Mathilde la connaît, bien entendu, même si elle ne l'a vue qu'en photo. C'est Ellen Lemon.

-Mathilde, dit-elle précipitamment, il faut que tu viennes avec moi.

-Pourquoi, qu'est ce qu'il se passe ? demande Mathilde, effrayée.

-La situation n'est plus sûre pour nous. Nous sommes trop dangereuses, tu comprends. Heureusement, j'ai des contacts très utiles qui m'informent de tout ce qu'il se passe. Si tu ne viens pas, ils t'arrêteront. Je te jure que c'est vrai. Les trois autres ne fuiront pas, soit parce qu'il ne seront pas au courant à temps, soit parce qu'ils font trop confiance à leur gouvernement. Mais ils ont tort. Je t'en prie, tu dois me suivre ! Tu es si jeune. J'essaie juste de te protéger.

Sa voix est devenue larmoyante. Mathilde se tournent vers Alexandre qui a suivi cet échange bouche bée, sans rien dire.

-Alex peut venir avec nous ?

-Impossible, déclare Ellen, catégorique.

-S'il-te-plaît, Ellen ! C'est mon meilleur ami. J'ai besoin de lui. Il est le seul à m'aimer pour ce que je suis.

-Je suis désolée, mais c'est pas possible. Ne le prends pas mal, Alex, mais tu nous ralentirait trop. Toutes les deux, on pourra aller très vite en volant.

-Je comprends, répond Alexandre. C'est normal.

Mathilde le regarde, désespérée que même lui soit d'accord avec Ellen, mais ses sentiments reprennent le dessus et elle le serre contre elle, les larmes aux yeux.

-Je t'aime beaucoup, Alex. Tu vas vraiment me manquer, bredouille-t-elle en sanglotant.

-Moi, aussi, ma Colombe. Fais attention à toi.

-Je suis vraiment désolée, intervient Ellen, je ne sais pas du tout quand vous pourrez vous revoir. J'espère que le danger passera et qu'on pourra revenir vite, mais...

Mathilde et Alexandre se séparent enfin.

-Tu diras à mes parents que je suis repartie chez moi et que tu n'as rien remarqué d'anormal, d'accord ? De toute façon, la vérité se saura bientôt. Si c'est aussi grave qu'elle le dit, je veux pas que tu sois mêlé à toute cette histoire.

-D'accord, je te le promets. Au revoir Colombe !

Mathilde, la gorge nouée, ne parvient pas à répondre. Elle s'envole en compagnie d'Ellen. Ce n'est qu'une fois haut dans le ciel qu'elle murmure tout bas :

-Adieu, Alex. Je t'aime.

Lire Colombe-3 (suite et fin !)

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