Colombe-1

13/11/2013 19:35

Y a-t-il un moment exact, précis, où se situe le début d'une histoire ? Commence-t-elle à la naissance d'un personnage ? Mais pour comprendre l'histoire, il faut souvent remonter bien avant. Finalement, toute histoire ne commence-t-elle pas au commencement du monde ? Nul ne peut déterminer son début avec exactitude ; sans doute n'y en a-t-il pas qu'un seul possible mais une infinité.

Pour ma part, j'estime que l'histoire de Mathilde Licaux commence ce doux matin d'octobre. Elle est dans la cour du collège, en rang avec les autres élèves de sa classe, mais solitaire, pensive. Un garçon de sa classe, en passant, lui fait remarquer :

-T'as une coccinelle sur l'épaule.

Mathilde tourne la tête. C'est vrai. Il paraît que quand une coccinelle se pose sur quelqu'un, il doit faire un vœu et quand elle s'envole, elle emporte ce vœu avec elle et pour le réaliser. Mathilde trouve ces superstitions rigolotes. Et comme elle sent monter en elle une vague de mélancolie, comme cela lui arrive souvent, elle décide de faire une entorse à son habitude, (qui est de ne jamais avoir d'espoir inutile). Elle ferme les yeux et elle demande avec ferveur :

"Je voudrais qu'il m'arrive quelque chose d'incroyable, quelque chose qui n'est jamais arrivé à personne avant moi."

Quand elle ouvre les yeux, la coccinelle s'envole et la laisse à sa solitude. Aussitôt, Mathilde s'en veut de s'être laissée aller et décide d'oublier tout de suite ce vœu débile.

 

C'est le dix-huit novembre. La sonnerie vient de retentir. Mathilde sort dans la cour dans le vent froid d'automne. Pendant que les autres élèves se regroupent entre amis, elle se dirige toute seule vers un coin où elle sait qu'elle peut être tranquille tout en ayant une vue sur la plus grande partie de la cour. Au fur et à mesure que les adolescents sortent, l'espace se remplit : l'établissement compte des classes de la sixième à la terminale, ce qui fait beaucoup de monde.

Mathilde s'appuie contre le mur et s'adonne à son activité favorite : regarder les gens. Et écouter, tout ce qu'elle peut entendre. Elle aime saisir ainsi des bribes de vie, à l'insu de tous. Elle est souvent étonnée du manque de prudence des gens, qui parlent de choses personnelles, persuadés que personne ne peut les entendre. D'un autre côté, ils n'ont rien à craindre avec Mathilde : ce n'est pas elle qui va répéter leurs secrets à tout le monde.

A l'autre bout de la cour, un jeune garçon de seconde descend un escalier en riant avec ses amis. Malgré la distance, Mathilde le reconnaît immédiatement. Il traverse le collège jusqu'au portail, et passe donc tout près de la jeune fille. Il arrive rarement à Mathilde d'être jalouse, mais c'est pourtant le sentiment qu'elle éprouve en observant les amis du jeune garçon. Parmi eux il y a autant de filles que de garçons. Parfois elle abandonne un instant sa propre vie et rêve d'être à leur place. Mais elle revient vite à la raison : elle ne veut pas rêver.

Le groupe d'adolescent est arrivé au portail et ils sortent du collège. Mathilde détourne le regard et réprime une soudaine déception. Elle ne le verra plus aujourd'hui. La sonnerie résonne à nouveau et c'est sans regrets que la jeune fille retourne en cours. Pour elle, la récréation, c'est le pire moment de la journée. C'est le moment où son esprit, désœuvré, court le plus de risques de vagabonder vers les pensées dans lesquelles elle ne veut pas s'aventurer. Alors elle observe, elle écoute, elle apprend, elle fait n'importe quoi pour s'occuper. C'est le moment où les autres rient sous cape en la voyant seule. Enfin, ça n'arrive plus trop maintenant : elle a appris à être discrète. Parfois aussi elle passe un peu de temps avec son amie, Estelle, quand elles ont les mêmes horaires, quand elles parviennent à se trouver. Cela n'arrive pas si souvent que ça. Parfois Mathilde voit son amie dans la cour avec d'autres filles, alors elle préfère ne pas les déranger. Elle sait que les autres ne l'apprécient pas, et elle sait aussi qu'Estelle ne voudra pas les laisser, qu'elle lui proposera de se joindre à elles.

Mathilde préfère les salles de cours : chacun est assis à sa place assignée, la concentration est requise à chaque instant, et si jamais par malheur elle ne l'est pas, il y a toujours une conversation quelque part dans la classe qu'elle peut écouter.

Une heure plus tard, la classe de quatrième dont Mathilde fait partie se rend à un cours de sport. D'habitude, si Mathilde ne brille pas, elle a tout de même un niveau assez bon qui lui permet de ne pas se faire remarquer en la plaçant dans la catégorie la plus peuplée, celle des élèves ni bons ni mauvais. Pourtant, ce jour-là, bizarrement, elle est rapidement fatiguée et ne parvient pas à aller suffisamment vite pour rattraper la plupart des volants. Elle se retrouve même à la fin sur les derniers terrains, là où sont réunis les élèves au niveau sportif le plus catastrophique de la classe.

Mathilde l'a bien remarqué : depuis quelques temps, elle se sent lourde et fatiguée. Elle a parfois mal à la tête et au dos le soir. Sa mère dit que c'est la fatigue, que ça passera aux vacances. Et comme elle va mieux le matin, Mathilde doit bien la croire. Mais elle espère quand même qu'elle ira mieux plus tôt, parce que les vacances de Toussaint viennent juste de se terminer, et celles de Noël sont dans une éternité, au moins quatre semaines. Elle ne tiendra jamais jusque-là.

 

Avec une grimace de dégoût, Mathilde avale son médicament. Puis elle se rallonge sur le canapé et décide de ne plus bouger.

C'est le six janvier. L'école n'a repris que depuis quelques jours, mais aujourd'hui, la jeune fille est restée chez elle. Ce n'est pas dans ses habitudes : contrairement à la plupart des élèves, elle n'aime pas être absente. Après, il faut rattraper les cours, et c'est toujours compliqué quand on n'a pas d'amis. Surtout que comme Mathilde est très réservée et refermée sur elle-même, les autres élèves ne l'apprécient généralement pas. Pourtant, aujourd'hui elle se sentait vraiment trop mal pour aller au collège. Elle a à peine eu la force de marcher depuis sa chambre jusqu'au salon. Des nausées la prennent régulièrement, mais pour le moment, elle n'a pas vomi. Ses parents ont dû la laisser seule pour la matinée, mais à onze heures, son père revient, et si elle est toujours malade, il l'emmènera consulter un médecin.

Les nausées remontent. Mathilde, blême, en sueur, tremblante, se redresse. La douleur monte par vagues. La jeune fille respire difficilement. Au summum de la douleur, elle se penche par réflexe comme pour vomir. Mais elle ne vomit pas, la chaleur retombe et laisse Mathilde, trempée de sueur, grelottant.

Elle n'a pas assez d'énergie ou de volonté pour la moindre activité, mais elle allume la télé simplement pour avoir un fond sonore dans la maison vide. Bercée par le bruit des publicités et d'une émission de téléachat, elle s'endort.

Mathilde se réveille en sursaut. Son père est dos à elle, en train d'éteindre la télé. Elle s'assoit et s'étire : dormir lui a fait du bien. Elle n'a plus envie de vomir. En revanche, elle tremble de froid et lorsqu'elle tente de se lever, le vertige la rassoit aussitôt.

-Du calme ! s'exclame son père en se retournant. Reste tranquille. Ca va ? Tu es toute blanche.

Mathilde se contente de vaguement hocher la tête, trop mal pour répondre.

-Je t'emmène tout de suite voir le docteur. Tu as l'air encore plus malade que tout à l'heure.

La jeune fille attrape son lecteur MP4 pour la salle d'attente. Elle laisse son père la soutenir jusqu'à la voiture, où elle prend place sur le siège passager à l'avant. A la simple idée du trajet en voiture, elle a déjà envie de vomir : Mathilde est toujours malade dans les transports, même lors d'un voyage aussi court. Pourtant, elle sait qu'elle n'a pas le choix : il lui est impossible de traverser le village à pied, dans le froid de ce début de décembre, dans cet état.

Pendant le trajet, l'adolescente ressent une sourde nausée ; pas celle, éprouvante mais passagère, qu'elle supporte depuis le matin, mais une autre qu'elle connaît beaucoup mieux : celle qui la torture depuis son enfance dès qu'elle monte dans un véhicule autre qu'un vélo, celle qui l'oblige à garder les yeux fixés sur la route, rien d'autre, les dents serrées. Mais au bout de quelques minutes à peine, comme d'habitude, c'est déjà terminé. Mathilde descend et respire un grand coup pour se revigorer, avant de pénétrer avec son père dans la salle d'attente.

Tous les deux s'assoient silencieusement. Le père prend un magazine et commence à le lire, la fille met ses écouteurs et allume son lecteur MP4. Puis elle regarde autour d'elle.

Il y a là, juste en face d'elle, une grosse femme avec sur les genoux un petit garçon très calme. Un peu plus loin dans l'angle, un jeune homme accompagnée d'une fille d'une vingtaine d'année. Lui se tient droit et immobile, l'air mal à l'aise. La fille est à moitié allongée sur lui, pleurant et gémissant sans se soucier du bruit qu'elle fait, des regards agacés du vieil homme assis à l'autre extrémité de la pièce, ni d'ailleurs de quoi que ce soit. Le regard de Mathilde revient sur la grosse femme en face, qui la fixe d'un air réprobateur. La jeune fille imagine bien ses pensées : "Vraiment, ces jeunes... toujours avec leurs écouteurs, leur affreuse musique, jamais polis..." Elle entend souvent ces mots. Mais ce qu'on pense d'elle lui est profondément égal. Et elle n'a pas l'intention de révéler, pour clouer le bec aux mauvaises langues, que son album préféré est Emilie Jolie.

Le médecin sort de son cabinet en serrant la main de son précédent patient. C'est au tour de la femme avec le petit enfant. Une fois la porte refermée, le vieil homme regarde sa montre, sursaute et part précipitamment. Il ne reste plus que quatre personnes dans la petite pièce au mur blancs. M. Licaux ne lève pas les yeux de son magazine. Ceux de la jeune femme sont fermés, et elle sanglote toujours sans se soucier de ce qui se passe autour d'elle. Dans les oreilles de Mathilde, la chanson du grand oiseau, celle qu'elle préfère entre toutes, commence. Elle croise le regard du jeune homme, qui lui sourit à demi en réponse. Ils restent ainsi pendant de longues minutes. C'est un de ces moments qui paraissent suspendus, destinés à ne jamais se terminer. Le seul changement est dans le mal-être de Mathilde, de plus en plus intense et lancinant. Elle hésite à se rendre aux toilettes, mais deux choses la retiennent : elle doute d'avoir assez de force pour revenir et, de toute manière, elle n'a pas la volonté nécessaire pour se lever. Elle reste donc ainsi, sans bouger, sans penser à rien.

Le médecin sort de son cabinet, mais il est encore en train de parler avec la dame. Mathilde n'entend pas ce qu'il disent. En revanche, elle perçoit de plus en plus les plaintes de la jeune femme, de plus en plus sonores. Mathilde croise à nouveau le regard du jeune homme, en même temps que le docteur serre la main de sa patiente, mais cette fois, elle le soutient plus longtemps. Lui baisse les yeux un bref instant vers sa compagne puis les lève au ciel : "Je ne sais plus où me mettre !" semble-t-il dire. Mathilde répond par un sourire à peine perceptible : "Oh, c'est pas grave, c'est mignon." Il lui adresse un petit signe en direction du cabinet du docteur : "Excuse-moi pour elle. Je te laisse mon tour, on attendra." L'adolescente fronce les sourcils et regarde la pleureuse d'un air incrédule : "Ce n'est pas urgent ?" Il hausse les épaules et lève de nouveau les yeux au ciel :"Oh, ce n'est que du cinéma."

La femme prend son fils par la main et sort. Le docteur se tourne vers le couple mais le jeune homme secoue la tête et désigne Mathilde. Son père relève la tête et voit le docteur qui les invite à le suivre.

-Viens Mathilde, on y va.

Mathilde se prépare mentalement à devoir bouger, affronter sa nausée et son début de migraine. Elle se lève, ferme les yeux un instant pour se reprendre, puis elle adresse un sourire lumineux au jeune homme pour le remercier. C'est à ce moment-là qu'une vague de douleur très violente la frappe sans prévenir. Elle se sent tomber. Lorsque l'on tombe, il y a deux phases distinctes : d'abord, on tente de reprendre son équilibre. Et puis, sans trop savoir pourquoi, on abandonne et on se laisse tomber en tendant quand même les mains pour éviter de se faire mal. Pourtant, cette fois-ci, Mathilde se laisse chuter sans aucune retenue, pour une bonne raison : elle est si mal que l'idée d'être allongée, sans aucun effort à faire pour se tenir, lui paraît délicieusement accueillante. Mais elle ne se sent même pas heurter le sol : juste avant le choc, elle perd connaissance.

 

Mathilde ouvre les yeux à l'instant même où elle se réveille. Elle est allongée dans un lit, qui n'est pas le sien, sous la couverture. Une piqûre douloureuse lui perce le bras au creux du coude. Elle tourne la tête et découvre un pansement blanc duquel sort un tuyau : une perfusion. La jeune fille s'assoit : elle se trouve dans une petite chambre impersonnelle. Les seuls meubles sont le lit, un fauteuil, une table de nuit et la perfusion. Les murs sont vides. Il n'y a qu'une porte, orange, en face d'elle. Mathilde retombe sur son oreiller : même si elle vient de se réveiller, elle se sent épuisée. Et la nausée, la migraine et un terrible mal de dos la font souffrir. Il n'y a que lorsqu'elle est complètement détendue qu'elle va un peu mieux. Elle se couche sur le côté et se rendort.

 

Quand Mathilde s'éveille à nouveau, il y a trois personnes dans la chambre : ses deux parents et un médecin qui leur parle. Ils se tournent vers elle, et sa mère se précipite pour la prendre dans ses bras.

-Ma chérie ! J'ai eu tellement peur...

-Doucement, madame Licaux, tempère le médecin.

-Maman, tu me fais mal, chuchote Mathilde.

Ce sont les paroles de sa fille, et non pas celles du docteur, qui décident la femme à reculer. Le médecin s'approche du lit et prend la main de Mathilde. Il paraît soucieux, comme si la jeune fille présentait un cas problématique. Comme si sa maladie était beaucoup plus grave qu'elle ne le semblait.

-Alors comment tu te sens, Mathilde ?

L'adolescente a un haut-le-cœur.

-Pas bien, murmure-t-elle.

Elle parle lentement, avec difficulté. Elle a l'impression que son cœur bat trop vite. Le médecin demande à ses parents de sortir pendant qu'il parle à leur fille.

-Ecoute-moi, Mathilde. Tu sais où tu es ? Tu es à l'hôpital. Je suis médecin ici. Mon travail, c'est de t'aider à guérir. Mais il y a un problème... (Il hésite.) Le problème, c'est qu'on ne comprend pas ce que tu as. C'est apparemment une maladie inconnue. Alors tu vas rester ici le temps qu'on comprenne. Je ne veux pas te mentir : ça sera sûrement très long.

Mathilde ferme les yeux et cesse d'écouter. Elle sent des larmes sous ses paupières. Les maladies, elle le sait, on met longtemps à savoir les soigner. Les premières victimes d'une nouvelle maladie (surtout si c'est une maladie grave, et c'est ce qu'elle a sans doute d'après la mine du docteur quand il lui a parlé), elles n'y survivent pas.

Elle entend vaguement quelqu'un lui parler. Lorsqu'elle ouvre les yeux, la porte se referme et son lecteur MP4 est posé sur la table de nuit. Elle veut tendre la main pour l'attraper, mais son bras est trop lourd et elle retombe immédiatement dans le sommeil.

 

Durant les mois qui suivent, Mathilde reste à l'hôpital. Elle dort la plupart du temps, se réveille de moins en moins souvent et à chaque fois, elle a de plus en plus de mal à bouger et à parler. Peu à peu, elle finit par rester totalement immobile, n'arrivant même pas à ouvrir les yeux.

Son cas reste une énigme pour les médecins. Il ne parviennent ni à comprendre ce qu'elle a, ni à prévoir la suite de sa maladie, ni à améliorer son état. La jeune fille s'enfonce dans la torpeur, et personne ne peut rien faire d'autre que la regarder, impuissant. Chaque fois qu'elle s'endort, elle paraît ne plus jamais devoir se réveiller. Au fil du temps elle n'arrive même plus à penser. La douleur et la fatigue l'ont quittée, comme toutes les autres sensation. Et pourtant...

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